Pniné Halakha

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La prière d’Israël

01 – La prière

La prière (téphila), est l’une des expressions essentielles de la foi en Dieu. L’homme n’est pas parfait. Il est affecté de manques et désire ardemment les combler. À cette fin, il se tourne vers le Créateur du monde et lui adresse sa prière.

L’imperfection de l’homme se manifeste à deux égards. La plupart des hommes éprouvent la nécessité de prier Dieu lorsque la routine de leur existence est ébranlée. Par exemple, lorsqu’un homme est malade ou blessé, que ses souffrances s’accroissent, qu’il comprend que les meilleurs médecins au monde ne sauraient garantir ni sa santé ni son bien-être et que seul le Saint béni soit-Il, qui tient en sa main l’âme de tous les vivants, peut le guérir et lui accorder une bonne et longue vie, alors cet homme prie l’Eternel du plus profond de son cœur afin qu’Il le guérisse. De même, chaque fois qu’il est en proie à la détresse, que sa subsistance est atteinte, que des ennemis se dressent devant lui, ou lorsque ses amis lui tournent le dos, l’homme comprend combien sa vie agréable est suspendue au-dessus du néant ; il se tourne alors vers Dieu pour qu’Il lui vienne en aide et lui porte secours. En revanche, lorsque la routine de leur existence poursuit son cours invariable, la majorité des hommes n’éprouvent pas de sentiment de manque. Généralement, ils ne ressentent pas le besoin de se tourner vers Dieu pour Lui adresser leur prière.

Ceux qui considèrent les choses plus profondément comprennent qu’une vie tranquillement immuable elle-même n’est pas parfaite. Même lorsqu’ils jouissent d’une santé normale, de moyens de subsistance suffisants, d’une vie familiale heureuse, d’amitiés fidèles, et que leur pays est en bon ordre, les êtres sensibles et dotés d’une conscience élevée éprouvent un manque essentiel. Ils savent que leur vie est limitée. Quand bien même ils ne devraient connaître que le bien, ils mourraient un jour de vieillesse. Même dans la force de la jeunesse, ils ne sont pas doués de la faculté de tout comprendre et de tout sentir, comme ils le souhaiteraient ; ils ne peuvent réaliser toutes leurs aspirations, ni même une seule dans toute sa perfection. Portés par ce sentiment de manque, ils se tournent vers le Saint béni soit-Il, Dieu du ciel et de la terre, car Lui seul peut répondre à leurs manques. Par le fait même de se lier au Saint béni soit-Il par la prière, l’homme amorce un processus de perfectionnement et de délivrance.

02 – La prière des patriarches et des prophètes

Nous apprenons dans la Bible qu’en toute occasion où les patriarches et les prophètes ont eu besoin d’aide, ils se sont tournés vers Dieu par le biais de la prière.

Abraham notre père pria et supplia pour que Sodome ne fût pas détruite ; Dieu lui répondit que, s’il se trouvait à Sodome dix justes, la ville serait sauvée. Mais il ne s’y trouva pas le quorum de dix justes, et Sodome fut détruite (Gn 18). Isaac notre père et Rébecca notre mère, qui espéraient avoir un enfant, implorèrent l’Eternel et furent exaucés : Isaac et Esaü leur naquirent (Gn 25). Jacob notre père pria Dieu de le sauver de la main de son frère Esaü, qui venait à sa rencontre entouré de quatre cents guerriers ; il fut exaucé et sauvé (Gn 32). Après la faute du veau d’or, la colère divine se dirigea contre Israël ; Moïse notre maître multiplia ses prières, jusqu’à ce que Dieu renonçât au mal qu’Il avait envisagé de faire subir à son peuple (Ex 32). Lorsque sa sœur Myriam fut frappée de lèpre, il pria : « Dieu, de grâce, guéris-la », et elle guérit (Nb 17). Après la défaite essuyée à Aï, Josué tomba sur sa face et pria ; Dieu lui répondit et lui indiqua comment réparer la faute d’Akhan, après quoi il fut victorieux (Jos 7). Lorsque les Philistins entrèrent en guerre contre Israël, Samuel cria vers l’Eternel pour le salut d’Israël, et Dieu lui fut propice : Israël défit les Philistins et les soumit. David, roi d’Israël, priait abondamment l’Eternel, et ses prières sont recueillies dans le livre des Psaumes (Téhilim). Après qu’il eut terminé de construire le Temple, le roi Salomon pria pour que la Présence divine y demeurât, et pour que les prières prononcées au Temple fussent agréées. Dieu exauça sa prière (I R 8-9). Lorsque le prophète Elie combattit les prophètes de Baal au mont Carmel, il pria afin qu’un feu descendît du ciel1, et il fut agréé (I R 18). De même, le prophète Elisée pria l’Eternel de ressusciter l’enfant de la femme sunamite, et l’enfant reprit vie (II R 4). A son tour Ezéchias, sur le point de mourir de maladie, implora l’Eternel et il fut exaucé : il guérit (II R 20).

L’une des prières qui imprimèrent le plus fortement leur marque sur toutes les générations futures fut celle de Hanna. Durant de longues années, Hanna fut stérile ; elle pria longuement au sanctuaire de Dieu, qui se trouvait alors à Chilo, et fut la première à invoquer Dieu par le  nom saint Tseva-ot. Son souvenir fut rappelé devant Dieu, et elle eut le privilège de mettre au monde un fils de haute stature : le prophète Samuel (I S 2). Du prophète Samuel, nos maîtres disent qu’il égalait Moïse et Aaron réunis ; en effet, par le biais de Moïse et d’Aaron, la parole divine s’est révélée dans le cadre miraculeux et transcendant de la traversée du désert, tandis que par le biais de Samuel, la parole divine s’est révélée dans le cadre matériel que connaît le peuple d’Israël sur la terre d’Israël. C’est en effet lui qui consolida le peuple et établit la royauté de la dynastie de David, et c’est grâce à son influence que le Temple fut construit. Or c’est parce qu’il possédait une âme aussi grande et aussi élevée qu’il fut difficile de la faire descendre sur terre. C’est ainsi que Hanna dut multiplier ses prières avant d’obtenir de l’enfanter. Et sa prière fut tellement élevée que nos maîtres, de mémoire bénie, en tirèrent de nombreuses règles (Berakhot 31a).

  1. Pour consumer le sacrifice qu’il avait offert, afin que les faux prophètes fussent confondus

03 – L’action de la prière

Le Saint béni soit-Il a fixé pour règle, dans sa création, que notre éveil ici-bas pour nous rapprocher du Maître du monde et pour Lui demander sa bénédiction entraîne un éveil d’en haut correspondant, pour déverser sur nous une abondance de bienfaits, selon nos besoins et selon les besoins du monde. Cette notion est mentionnée dans le saint livre du Zohar1, en de nombreux endroits.

Cela signifie que, même lorsque le monde ou l’homme méritent l’abondance des bienfaits de Dieu, il arrive que ceux-ci soient retenus, jusqu’à ce que l’on expérimente la détresse et que l’on prie l’Eternel depuis les profondeurs de son cœur.

Il existe deux types de prière. Le premier vise le maintien permanent du monde ; de telle sorte que, s’il n’y avait pas de prière en ce monde, l’univers cesserait d’exister. Ce type de prière est comparable au sacrifice perpétuel, grâce auquel le ciel et la terre se maintiennent (cf. Taanit 27b). Le second type de prière vise des objets déterminés ; dans le cas où, par exemple, est survenu quelque malheur, et où l’on prie pour en être délivré ; ou encore dans le cas où l’on espère un supplément de bénédiction.

Toute prière agit et influe, comme l’enseignait Rabbi ‘Hanina : « Celui qui s’étend longuement dans sa prière, sa prière ne lui revient pas à vide » (Berakhot 32b). Seulement, si son influence est parfois immédiate, elle est d’autres fois à longue échéance ; la prière est parfois entièrement exaucée,  d’autres fois partiellement, comme l’ont dit nos maîtres (Devarim Rabba 8, 1) : « Grande est la prière devant le Saint béni soit-Il. Rabbi Eléazar a dit : “Veux-tu connaître la force de la prière ? Si elle n’atteint pas tout son but, elle en atteint une partie.” » Or seul le Saint béni soit-Il sait comment aider l’homme et le soutenir. Il arrive, pour différentes raisons, que la souffrance vienne pour le bien de l’homme ; alors le Saint béni soit-Il n’exauce pas sa prière ; malgré cela, cette prière lui est utile, et la bénédiction qu’elle appelle de ses vœux se révélera un jour, d’une manière ou d’une autre.

Les plus grands parmi les justes eux-mêmes, dont les prières ont été d’ordinaire exaucées, se sont parfois vus refusés. Qui est plus grand que Moïse notre maître, lui qui, lorsque les enfants d’Israël commirent la faute du veau d’or et celle des explorateurs – et alors que Dieu envisageait de les détruire –, resta en prière jusqu’à ce que Dieu se ravisât et pardonnât à Israël (Ex 32, Nb 14) ? Malgré cela, lorsqu’il vint plaider pour lui-même afin d’avoir le mérite d’entrer en terre d’Israël, Dieu lui répondit : « C’en est assez, ne me parle pas davantage à ce sujet » (Dt 3, 26).

Aussi doit-on se renforcer grandement dans sa prière. Ne pensons pas que, si nous prions, l’Eternel soit obligé de faire droit à notre requête ; mais continuons de prier, en sachant que le Saint béni soit-Il entend notre prière et qu’à coup sûr celle-ci agit de façon bénéfique ; simplement, nous ne savons ni comment ni par quel chemin.

  1. Ouvrage central de la Kabbale.

04 – La prière est-elle une obligation toranique ?

Les décisionnaires du Moyen Age (Richonim), sont partagés sur la question suivante : y a-t-il un commandement toranique 1 de prier chaque jour ? D’après Maïmonide (Séfer Hamitsvot, mitsva 5), c’est un commandement de-oraïtha (de rang toranique) que de prier chaque jour, comme il est dit (Ex 23, 25) : « Vous servirez l’Eternel votre Dieu. » De même est-il écrit (Dt 6, 13) : « C’est l’Eternel ton Dieu que tu craindras, et c’est lui que tu serviras. » Bien que ces versets expriment une obligation générale de servir Dieu2, on y trouve aussi l’obligation particulière de prier. Les sages du Talmud expliquent en effet que le mot ‘avoda (service) renvoie à la notion de téphila (prière) : il est écrit (Dt 11, 13) : « Si vous écoutez mes commandements que Je vous prescris en ce jour, en aimant l’Eternel votre Dieu et en Le servant de tout votre cœur et de toute votre âme… » ; les sages en tirent l’élaboration suivante : « Quel est donc le service du cœur ? Ce n’est rien d’autre que la prière3» (Taanit 2a).

Par une unique prière quotidienne, on s’acquitte de l’obligation de prier suivant l’exigence toranique 4. Ce devoir s’accomplit de la façon suivante : on commence sa prière par la louange (cheva’h) de Dieu, puis on prie pour ses propres besoins (cheela), et l’on conclut par l’expression de sa reconnaissance pour les bienfaits que Dieu, béni soit-Il, nous a dispensés (hodaa). Certains, à l’époque biblique, priaient de façon concise, d’autres plus longuement, mais tous s’acquittaient de leur obligation, quelle que fût l’étendue de leur prière, car la Torah n’a pas fixé de mesure quantitative au devoir de prier (Maïmonide, Michné Torah, Téphila 1, 2-3).

En revanche, selon Na’hmanide (dans ses notes sur le Séfer Hamitsvot de Maïmonide), il n’y a pas d’obligation toranique de prier chaque jour. Selon lui, l’enseignement élaboré à partir des versets mentionnés plus haut, que cite Maïmonide, ne doit pas être conçu comme une dracha à proprement parler, mais seulement comme une hasmakhta5 Ce sont les membres de la Grande Assemblée (anché Knesset Haguedola 6) qui ont institué les prières quotidiennes. Ce n’est qu’en temps de détresse que, de l’avis même de Na’hmanide, il existe une obligation toranique de se tourner vers Dieu par la prière, comme nous l’apprenons du commandement de sonner des trompettes d’argent (Nb 10, 9). Il est dit en effet : « Lorsque vous entrerez en guerre sur votre terre, contre l’ennemi qui vous tourmente, vous sonnerez des trompettes et vous vous rappellerez au souvenir de l’Eternel votre Dieu ; et vous serez délivrés de vos ennemis. »

La prière que fait l’homme en temps de détresse constitue donc une obligation de la Torah d’après toutes les opinions. Par conséquent, si l’on se trouve plongé dans la détresse, ou si un proche se trouve dans la détresse, on doit ajouter à sa prière ordinaire une requête particulière au sujet de ce tourment, car c’est une obligation toranique que de se tourner vers Dieu, par la prière, pour qu’Il nous délivre du malheur. À plus forte raison, lorsque c’est la communauté ou le peuple qui se trouve en proie à la détresse, avons-nous l’obligation de prier en communauté à ce sujet ; en de telles occasions, nos maîtres ont même institué des jeûnes publics.

  1. On distingue différents degrés d’obligation, dans la hiérarchie des normes juives. A) Au sommet de la hiérarchie se trouvent les obligations dites toraniques ou de-oraïtha (dont l’origine est la Torah) : 1) les mitsvot, commandements de la Torah (inscrits explicitement dans le Pentateuque, les cinq livres de Moïse) ; 2) certaines des normes que la loi orale a transmises : ce sont : a) des lois appartenant à la catégorie de halakha le-Moché mi-Sinaï (loi reçue oralement par Moïse au Sinaï) ; b) des lois apprises par les règles de l’herméneutique talmudique. B) Les obligations dites derabbanan (de statut rabbinique) : décrets (gzerot) et institutions (taqanot) des sages eux-mêmes.
  2. Par la pratique de Ses commandements, des décrets des sages, et par le perfectionnement moral
  3. Ce type d’élaboration à partir d’un verset se nomme dracha.
  4. Par opposition à l’obligation rabbinique, qui sera plus exigeante.
  5. Littéralement appui, illustration d’une règle par un verset qui n’en est pas la source, à la différence de la dracha, où la loi orale s’enseigne à partir d’un verset source. Selon Na’hmanide, les versets « Vous servirez l’Eternel votre Dieu » et « Aimer l’Eternel votre Dieu et le servir de tout votre cœur » servent donc simplement d’appui à une règle de rang rabbinique.
  6. Assemblée siégeant à Jérusalem à l’époque de l’empire perse, composée des derniers prophètes et des premiers ‘Hakhamim (sages), et qui était dotée de pouvoirs judiciaires, législatifs et de fonctions éducatives (voir paragraphe suivant ; Maximes des Pères, chap. 1, michna 1).

05 – La fixation de la prière par les membres de la Grande Assemblée

Les membres de la Grande Assemblée ont institué les prières et les bénédictions (Berakhot 33a). Ce sont eux qui ont rédigé le texte de la ‘Amida (prière par excellence, récitée debout, à voix basse, cf. chap. 17), ainsi que le texte de toutes les bénédictions, parmi lesquelles celles qui précèdent et suivent la lecture du Chéma Israël (profession de foi récitée matin et soir, cf. chap. 15 et 16) et les bénédictions de jouissance (récitées sur la consommation d’aliments, le port de nouveaux vêtements, etc.). Ce sont encore eux qui ont institué les trois offices quotidiens, Cha’harit, Min’ha et Arvit, les deux premiers en tant que services obligatoires, le troisième comme office facultative1.

Les membres de la Grande Assemblée n’étaient autres que les membres du tribunal d’Ezra le scribe, juridiction instituée au début de la période du Deuxième Temple. C’était la juridiction rabbinique la plus grande qui ait jamais été mise sur pied en Israël ; elle comptait cent vingt anciens, parmi lesquels les prophètes et les sages Aggée, Zacharie, Malachie, Daniel, ‘Hanania, Mishaël, Azaria, Néhémie fils de ‘Hakhalia, Mardochée, Bilchan, Zeroubavel, et bien d’autres sages encore, dont le dernier était Simon le juste (cf. Maïmonide, Introduction au Michné Torah).

Durant la période du Premier Temple, le peuple juif put atteindre les plus hauts sommets spirituels : la Présence divine résidait dans le Temple, les grands maîtres d’Israël parvenaient à la prophétie. Malgré cela, des fautes graves se répandirent parmi les masses, telles que l’idolâtrie, les unions interdites et le meurtre, fautes qui entraînèrent finalement la destruction du Temple et l’exil d’Israël. Aussi, lorsqu’ils eurent le mérite de restaurer le Temple, les membres de la Grande Assemblée s’avisèrent de mettre sur pied un grand tribunal, placèrent des bornes protectrices autour de la Torah2, prirent des décrets, rédigèrent les prières et les bénédictions, les disposèrent selon un ordre précis et dotèrent la vie juive d’un cadre complet, lequel traduisait les valeurs de la Torah de façon ordonnée et systématisée au sein de la vie quotidienne. Par cela, ils éloignèrent le peuple des transgressions, et le rapprochèrent du service de Dieu.

Bien sûr, le peuple d’Israël priait également l’Eternel à l’époque du Premier Temple ; alors également, il disait des bénédictions et rendait grâce pour les bienfaits dont il jouissait. Mais il n’y avait pas pour cela de texte ordonné, et dès lors, les justes et les dévots priaient et bénissaient Dieu avec ferveur, tandis que les masses du peuple se libéraient de leur devoir par de faibles prières. Sans doute serait-ce un grand idéal que chacun  formule, dans ses propres mots, une prière ressentie, sortant du cœur ; mais en pratique, les soucis du quotidien nous érodent, et s’il ne disposait pas d’un rituel de prières fixes, le public se détacherait progressivement du service de la prière et du Maître du monde. Grâce à l’institutionnalisation des prières et à leur rédaction, tout Israël a commencé à prier et, grâce à cela, la foi en Dieu s’est grandement renforcée. Ainsi, au fil des années, s’est créé un attachement des cœurs à l’égard de Dieu, tel que des milliers d’années d’exil elles-mêmes n’ont pu le faire disparaître.

De plus, à l’époque du Premier Temple, nombreux étaient ceux qui se trompaient, et pensaient que même sans purification du cœur ni réparation des mauvaises actions, leurs fautes seraient pardonnées et eux-mêmes mériteraient abondance de biens grâce à l’offrande des sacrifices. Or à la vérité, l’essentiel est la foi en Dieu, la purification du cœur et l’amélioration des actes, comme il est dit (Dt 10, 12) : « Que te demande l’Eternel ton Dieu, si ce n’est de craindre l’Eternel ton Dieu, de marcher dans toutes Ses voies, de L’aimer, et de servir l’Eternel ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme ? » Ainsi les prophètes se sont-ils élevés avec vigueur contre ceux qui pensaient que l’essentiel résidait dans les sacrifices et n’exigeaient pas d’eux-mêmes un attachement véritable à Dieu, comme il est dit (Isaïe 1, 11-13) : « Que M’importe la multitude de vos sacrifices, dit l’Eternel, Je suis saturé des holocaustes de béliers, de la graisse des bêtes gavées, et le sang des taureaux, des agneaux et des boucs, Je n’en ai point le désir. Vous qui venez vous présenter devant Ma face, qui vous a demandé de fouler Mes parvis ? N’apportez plus d’offrande vaine, l’encens M’est abominable… » Par l’institution des prières, les membres de la Grande Assemblée ont restauré l’ordre authentique du service divin, selon lequel la foi, l’intention et l’attachement à Dieu constituent le fondement du service. Or ces dispositions intérieures trouvent une expression plus claire dans les prières que dans les sacrifices, comme l’a enseigné Rabbi Eléazar : « La prière est plus grande que les sacrifices » (Berakhot, 32b). Dès lors, nous prions pour mériter d’exprimer notre attachement à Dieu de façon complète, par la prière et par les sacrifices.

  1. Le traité Méguila (17b) rapporte que le sage Chim’on Hapaqouli a agencé dix-huit bénédictions (constitutives de la ‘Amida) en présence de Rabban Gamliel, suivant un ordre précis ; cette source talmudique cite une baraïtha (texte tanaïque extérieur à la Michna) qui explique que l’ordre des bénédictions se fonde sur des versets. À la page suivante (18a), on demande : « Puisque la prière des dix-huit bénédictions a été instituée par les membres de la Grande Assemblée, que resta-t-il à faire à Chimon Hapaqouli ? » Et l’on répond : « Les bénédictions ont été oubliées, puis elles ont été restaurées ». Or il y a lieu de s’interroger : comment est-il possible que l’on ait oublié le texte d’une prière que l’on était tenu de réciter chaque jour ? Le commentaire Chita Meqoubetset sur le traité Berakhot (28b), avance l’hypothèse que seul l’ordre des bénédictions avait été oublié, et non leur contenu ; et c’est là ce que Chimon Hapaqouli aurait « agencé ». Cependant, dans la version du Talmud dont disposaient Rabbénou ‘Hananel et le Méïri, il n’est pas fait mention de l’agencement des dix-huit bénédictions par Chimon Hapaqouli, et dès lors que l’on suit cette version, la question comme la réponse disparaissent (cf. Hataqanot bé-Israël I, p. 232).

    Voir au chap. 18 § 10, ce que nous disons de l’ajout d’une dix-neuvième bénédiction, consacrée aux apostats. Voir aussi chap. 2 note 1 sur l’institution de la prière publique par les membres de la Grande Assemblée, où sont rapportés les propos du Mabit selon lesquels, après la destruction du Temple et la suspension du culte sacrificiel, le dévoilement de la Présence divine est rendu possible par la prière publique, et c’est la raison de l’institution du minyan (quorum de dix personnes).

  2. Voir Maximes des Pères I, 1 : « Les membres de la Grande Assemblée ont dit : “(…) Faites une haie autour de la Torah” », c’est-à-dire : imposez des normes rabbiniques protectrices autour des normes toraniques, afin de prévenir la transgression de ces dernières.

06 – Le texte tel qu’il est fixé

La fixation d’un rituel de prière unifié, qui se répète à chacun des trois offices quotidiens, présente un certain inconvénient. La prière risque de se transformer en une chose routinière, et l’on risque de perdre la ferveur qui s’éveille en soi lorsque l’on prie Dieu selon ses propres mots. En revanche, si nos maîtres, de mémoire bénie, n’avaient pas institué de texte fixe, et bien que les justes eussent dit de belles prières émanant des profondeurs du cœur, la majorité des fidèles auraient prié à la hâte et de façon confuse.

Maïmonide explique (Michné Torah, Téphila 1, 4) que le problème s’est aggravé en particulier après la destruction du Premier Temple et l’exil d’Israël parmi les nations, car nombreux étaient les Juifs qui maîtrisaient mal la langue sainte – l’hébreu –, dans laquelle il est souhaitable de prier. Même dans d’autres langues, ils ne disposaient pas d’un texte bien agencé, convenant à la prière. C’est pourquoi les membres de la Grande Assemblée fixèrent le texte de toutes les bénédictions et prières, afin qu’elles fussent bien ordonnées dans la bouche de tout Israël ; ainsi, les mots de chaque bénédiction sont disposés comme il convient, jusque chez ceux dont la parole est difficile.

Un texte de prière fixe présente un autre avantage : il contient toutes les demandes qu’il convient de formuler, générales comme particulières. Sans un tel rituel ordonné, chacun aurait probablement consacré sa prière à tel domaine défini. Les médecins auraient prié pour la santé de leurs malades, les agriculteurs pour la pluie ; ainsi, avec le temps, nous aurions risqué de voir chaque Juif prier exclusivement pour les choses chères à son cœur, se détachant ainsi du reste des aspirations collectives. Aussi les sages fixèrent-ils dix-huit bénédictions, englobant l’ensemble des aspirations, matérielles et spirituelles, du peuple d’Israël. Ainsi, trois fois par jour, le fidèle rééquilibre l’ensemble de ses aspirations personnelles, et s’unifie avec la volonté générale de la nation.

Au-delà de ce que nous comprenons du texte de la prière, celui-ci renferme une quantité indénombrable d’intentions profondes1, dont certaines ont été expliquées par l’enseignement de la Kabbale ; comme l’a écrit Rabbi ‘Haïm de Volozhin (L’Âme de la vie 2, 10) :

« La personne éclairée comprendra d’elle-même que ce n’est pas en vain qu’ont été requis, pour rédiger une supplication aussi concise et une prière aussi brève2, cent vingt anciens, parmi lesquels se trouvaient plusieurs prophètes ; c’est qu’ils ont atteint, par leur esprit de sainteté3 et par la portée de leur haute prophétie, une conscience claire du processus de l’œuvre  de la Création et des chapitres du Char celeste4 en tous leurs sentiers. Aussi ont-ils institué et formulé les bénédictions et prières précisément dans les termes qui nous ont été légués. C’est qu’ils ont perçu et compris par quel chemin s’établirait la lumière de chaque mot, lumière indispensable à la réparation de la multitude des mondes et des forces supérieures, et à l’ordonnancement du Char céleste. »

L’auteur écrit encore (op. cit. 2, 13) que toutes les intentions (kavanot) qui nous ont été dévoilées par les élus du Très-Haut et par Rabbi Isaac Louria (le saint Ari, de mémoire bénie), ne sont qu’une goutte dans la mer en regard de la profondeur que recèlent les intentions des membres de la Grande Assemblée, rédacteurs du texte de la prière. Car par le biais de la prophétie et de l’esprit de sainteté qui les ont investis au moment où ils fixaient le texte des prières et des bénédictions, ils sont parvenus à inclure en des mots brefs la réparation de tous les mondes, d’une façon telle que, chaque jour, une réparation supplémentaire et renouvelée soit dispensée à l’ensemble des mondes.

  1. Les kavanot (pluriel de kavana), littéralement orientations. Prier avec kavana signifie prier avec concentration et intention. Ici, le terme kavanot désigne l’intention du texte lui-même, ou de son auteur, et plus particulièrement sa signification ésotérique.
  2. Il est ici question de la ‘Amida ou Chemoné-‘esré, la prière de dix-huit bénédictions.
  3. Roua’h haqodech : esprit de sainteté, ou souffle de sainteté : inspiration octroyée par Dieu à une personne dont les actes, les paroles et les pensées reflètent le souci constant de sainteté. Au-delà de ce niveau d’inspiration, se situe la névoua, prophétie proprement dite, dans laquelle des messages divins sont communiqués à l’homme de façon explicite.
  4. Maassé Béréchit (œuvre de la Création) et Pirqé ha-Merkava (chapitres du Char céleste, au début du Livre d’Ezéchiel, où est énoncée la structure occulte du monde). Ces deux récits bibliques sont les deux textes centraux sur lesquels s’élabore la pensée mystique.

07 – L’institution des trois prières quotidiennes

En plus des prières particulières qu’ils disaient en temps de détresse, nos patriarches avaient l’habitude de se choisir un temps fixe où ils adressaient leur prière à Dieu (Berakhot 26b). Abraham notre père a initié la prière de l’aube (Cha’harit), car c’est lui qui a commencé à illuminer le monde par sa foi (émouna) 1 ; il a ainsi fixé sa prière au moment où le soleil commence à briller. Isaac notre père a initié la prière de l’après-midi (Min’ha). Ce qui distingue Isaac est qu’il a continué de marcher dans la voie d’Abraham son père. Il est parfois plus facile de frayer un chemin nouveau que de prolonger une démarche. La force d’Isaac est d’avoir continué à marcher sur le chemin de l’émouna. En regard de cela, vient la prière de l’après-midi, qui exprime la continuité : toute la journée est entraînée par la force de l’émouna. Jacob notre père a quant à lui créé la prière du soir (Arvit ou, selon la dénomination ashkénaze, Maariv), car Jacob s’est mesuré à des difficultés et à des complications nombreuses, et de toutes il est sorti renforcé. C’est pourquoi il a initié la prière nocturne ; car même dans l’obscurité, lorsque la réalité n’éclaire point, il est possible de se lier à Dieu et, par cela, de dévoiler une lumière supérieure éternelle.

Après que les pères du monde eurent montré la voie par ces prières, des fervents et des justes continuèrent de marcher dans leurs voies et prièrent trois fois par jour, matin, après-midi et soir, comme l’a exprimé le Roi David (Ps 55, 17-18) :

« J’invoquerai Dieu, et l’Eternel me secourra. Soir, matin et à midi, je parlerai et m’émouvrai, et il entendra ma voix. »

Comme prolongation de l’usage des patriarches, les membres de la Grande Assemblée ont institué les trois offices quotidiens : Cha’harit et Min’ha (offices du matin et de l’après-midi), prières obligatoires, et Arvit (office du soir), prière facultative. Ces offices sont aussi fixés en référence aux sacrifices collectifs, dans la mesure où les prières traduisent la signification intérieure des sacrifices. Or puisque les sacrifices quotidiens du matin et de l’après-midi étaient obligatoires, les offices correspondants de Cha’harit et de Min’ha le sont eux aussi. Nos maîtres ont en revanche institué l’office d’Arvit en référence à la combustion des graisses et des membres des sacrifices de la journée écoulée, graisses et membres que l’on faisait monter sur l’autel du Temple la nuit venue. Cependant, dans le cas où cette oblation nocturne n’était pas réalisée, les sacrifices correspondants n’étaient pas pour autant invalidés. De façon similaire, l’office d’Arvit est facultatif. Toutefois, dans la suite des générations, le peuple d’Israël a pris sur lui, en tant qu’obligation, l’usage de dire la prière d’Arvit (voir chap. 25 § 2). Par ailleurs, les jours de Chabbat, de fête et de néoménie (Roch ‘hodech), nous avons ordre d’apporter un sacrifice additionnel (appelé Moussaf,  supplément) ; nos maîtres ont donc institué parallèlement la prière de Moussaf (qui prolonge et achève l’office du matin de ces jours sanctifiés).

Puisque les offices de prière ont été institués en référence aux sacrifices, les heures des offices ont été fixées d’après les heures où les sacrifices étaient offerts (comme il sera expliqué plus loin, chap. 11 § 4 et 11 ; chap. 24 § 3-4 ; chap. 25 § 2).

  1. Nous traduisons émouna par foi, bien que ce mot hébraïque soit difficilement traduisible dans une autre langue. L’émouna suggère une idée de confiance totale à l’égard de son objet, et une faculté de vivre avec lui en pleine adéquation et en pleine harmonie.

08 – La kavana et ceux qui peinent à se concentrer

La prière est le service du cœur ; par conséquent, l’essentiel en cette matière dépend de la kavana (orientation de la pensée et concentration de l’esprit).

« Ainsi faisaient les pieux et les gens de mérite : ils s’isolaient et orientaient leur pensée sur le sens de leur prière, jusqu’à ce qu’ils parvinssent à la dissociation d’avec la matérialité et à l’intensification de la force spirituelle, au point de se rapprocher du niveau prophétique. Si quelque pensée étrangère leur venait durant leur prière, ils se taisaient jusqu’à ce que cette pensée disparût » (Choul’han ‘Aroukh, Ora’h ‘Haïm, 91, 1).

On distingue deux types de kavana en matière de prière. L’une est générale : le fidèle a conscience de se tenir devant le Roi des rois, et son âme s’emplit de crainte et d’amour à Son égard. La seconde est particulière : le fidèle oriente son esprit vers ce que dit sa bouche.

Il faut être conscient du fait que les hommes diffèrent les uns des autres dans leur nature : pour certains, il est facile de se concentrer ; et bien qu’ils répètent le même texte chaque jour, il leur est aisé de suivre le sens des mots et de tendre vers eux leur esprit. D’autres éprouvent naturellement une grande difficulté à se concentrer ; et plus un sujet leur est connu, plus les difficultés de concentration s’accroissent. Même lorsqu’ils essaient d’orienter leur pensée, celle-ci erre de domaine en domaine. S’ils s’efforcent d’orienter leur esprit durant la Birkat avot, première des dix-huit bénédictions de la ‘Amida, leur pensée vagabonde ensuite, et les voici soudain à Sela’h lanou (« Pardonne-nous », sixième bénédiction). Ils tentent de nouveau de se concentrer durant une bénédiction et demie, et voici que leur esprit se disperse encore, et ils sont tout surpris de se retrouver à la prosternation de Modim (« Nous reconnaissons », avant-dernière bénédiction).

Déjà à l’époque du Talmud, des Amoraïm (maîtres de la Guémara) se plaignaient de la difficulté de se concentrer durant la prière, comme le rapporte le Talmud de Jérusalem (Berakhot 2, 4) : Rabbi ‘Hiya témoignait à son propre sujet n’être jamais parvenu à se concentrer durant l’intégralité de la prière ; une fois qu’il essayait de se concentrer pendant toute la prière, il se mit soudain à se demander qui, de tel ou tel ministre, était le plus important auprès du roi. Chemouel disait : « J’ai compté des oisillons durant la prière ». Rabbi Bon fils de ‘Hiya reconnaissait avoir compté durant la prière les rangées de pierre de la muraille. Quant à Rabbi Matnia, il déclarait : « Je dois rendre grâce à ma tête : même lorsque je ne prête pas attention à ce que je dis, elle sait d’elle-même se pencher lors de la prosternation de Modim ! » Le commentaire intitulé Pné Moché explique que ces quatre maîtres étaient en fait préoccupés par leur étude de Torah, et c’est pourquoi il leur était difficile de se concentrer1Quoi qu’il en soit, nous apprenons par là qu’il est difficile de se concentrer du début à la fin de la prière ; et bien qu’il faille s’efforcer d’y appliquer sa pensée autant qu’il est possible, on ne se désolera point de constater que l’on n’y parvient pas comme il conviendrait. Même si l’on a rêvassé durant la majorité de la prière, on ne désespérera pas, mais on se concentrera pour ce qu’il en reste.

Et l’on ne pensera pas : « Puisque je ne me concentre pas correctement, il vaut peut-être mieux que je ne prie pas ». En effet, celui qui fait la démarche de se tenir en prière devant Dieu exprime par ce seul fait la chose la plus profonde : sa volonté même de se lier à Dieu et de prier devant Lui. Chacun est jaugé suivant sa nature : parfois, le mérite de celui à qui il est difficile de se concentrer, et qui malgré cela s’y est efforcé et y a réussi durant quelques bénédictions, est plus grand que le mérite de celui qui se concentre facilement pendant toute la prière. De plus, ceux à qui la concentration de l’esprit est chose facile au cours de leur prière habituelle, continuent généralement de prier sans supplément notable de passion lorsque viennent des jours particuliers, ou lorsque les affecte quelque peine. À l’inverse, ce sont précisément ceux qui ont du mal à orienter leur esprit lorsqu’ils récitent le rituel habituel qui réussissent à s’élever à de plus hauts  degrés de kavana aux moments particuliers.

On rapporte au nom de Rabbi Isaac Louria que la kavana est semblable à des ailes : par elle, la prière s’élève et est agréée. Lorsqu’un homme a prié sans kavana, il manque à sa prière les ailes propres à l’élever ; cette prière attend donc, pour pouvoir monter, l’occasion que cet homme prie avec kavana. Lorsque ce même homme priera par la suite avec kavana, toutes les prières dites jusque-là sans kavana s’élèveront devant l’Eternel béni soit-Il, avec la prière qu’il dira alors. La raison en est claire : le fait même de prier marque la volonté de l’homme de s’attacher à Dieu, de Le louer et de Lui demander la satisfaction de ses besoins ; il ne réussit simplement pas à se concentrer. Quand il y parvient enfin, il permet à  toutes ses prières précédentes de s’élever.

Si l’on s’en tient à la stricte halakha2, celui qui a concentré sa pensée sur le premier verset du Chéma Israël (« Ecoute Israël, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un ») et sur la première des dix-huit bénédictions de la ‘Amida est quitte de son obligation, bien qu’il ait dit le reste de la prière sans kavana (Choul’han ‘Aroukh, Ora’h ‘Haïm 63, 4 ; 101, 1 ; voir ici, chap. 15 § 6 et chap. 17 § 9).

  1. Le Pné Moché relie ces trois ordres de préoccupation (ministres, oisillons, rangées de pierre) à des méditations toraniques: si elles s’écartent du contenu de la prière, il ne s’agit pour autant pas de vaines pensées. Le Séfer ‘Harédim précise encore que, lorsque ces sages constataient que leur pensée s’était écartée du contenu de la prière, ils l’y reconduisaient immédiatement ; ne croyons pas qu’ils laissaient leur esprit dériver à vau-l’eau.
  2. Halakha : droit juif, fondé sur la Bible, le Talmud et les décisionnaires, jusqu’à nos jours. Halakhique ou hilkhatique : relatif à la halakha, propre à la halakha.

09 – Nécessité d’entendre sa prière, et règles relatives à une prière non articulée.

Certains commandements s’accomplissent par le biais du langage : ainsi de la prière, de la récitation du Chéma Israël et des actions de grâce qui suivent le repas (Birkat hamazon). Or les Amoraïm sont partagés sur la question de savoir si, a posteriori, celui qui se serait contenté de méditer ces textes dans son esprit, sans les prononcer, aurait accompli ces commandements. D’après Ravina, la simple pensée (hirhour) est semblable à la parole (dibour), et celui qui médite en son cœur les paroles de la prière ou d’une bénédiction sans les prononcer est quitte de son obligation. En revanche, Rav ‘Hisda estime que la pensée n’équivaut pas à la parole (Berakhot 20b). Bien que certaines autorités soient d’avis que la pensée est comparable à la parole (Maïmonide, Séfer Mitsvot Gadol, Riaz), la majorité des décisionnaires médiévaux1 estiment que la halakha est conforme à l’avis de Rav ‘Hisda, et que la pensée n’est pas considérée comme équivalente à la parole (Rabbénou ‘Hananel, élèves de Rabbénou Yona, Or Zaroua’, Roch, Raavad et d’autres). Ainsi est-il tranché dans le Choul’han ‘Aroukh au sujet de la lecture du Chéma (62, 3) et des bénédictions (185, 2 ; 206, 3) 2 que l’on s’est contenté de penser sans articuler le texte : dans le cas où c’est le Chéma Israël que l’on a ainsi omis de prononcer, il est évident que l’on doit répéter sa lecture de façon articulée, puisque sa récitation est une obligation toranique. En ce qui concerne les bénédictions, le Béour Halakha (référence citée) estime que l’on ne perd rien à s’appuyer sur la majorité des Richonim et à répéter sa bénédiction (il n’est a pas à craindre que la bénédiction soit dite en vain). Le Yalqout Yossef III 206, 11 estime cependant qu’en matière de bénédictions, il faut s’abstenir en cas de doute ; si par exemple on a médité en pensée les bénédictions du matin (Birkot hacha’har, bénédictions introductives à l’office du matin, cf. chap. 9), on ne les répétera pas en les articulant. En revanche, s’il s’agit de la bénédiction de jouissance normalement dite avant de manger, et que l’on s’est contenté de la penser, on devra formuler en pensée les mots Baroukh Chem kevod Malkhouto lé’olam vaed (« béni soit le nom de Celui dont le règne glorieux est éternel »), après quoi on prononcera la bénédiction de façon articulée.

    ].

    Si l’on a articulé les mots, bien que l’on n’ait pas fait entendre sa voix à son oreille, on est quitte a posteriori, puisqu’on a fait un acte par le mouvement de ses lèvres. Cependant a priori, pour toutes les mitsvot qui s’accomplissent par la parole, il faut faire entendre sa voix à son oreille.

    Il y a des parties de l’office qui sont dites par l’ensemble des fidèles, telles que la Qédoucha 3, où le public répond à l’officiant, ainsi que les différentes occasions où les fidèles répondent amen ; a priori ces parties sont dites à voix haute. Il faut en particulier s’attacher à répondre à voix haute au Qaddich, car c’est faire honneur à Dieu que de répondre amen tous en chœur (Choul’han ‘Aroukh 56, 1). Nos maîtres disent que par l’effet des mots Amen yehé chemeh rabba… (« Que son grand nom soit béni à jamais ») récités à haute voix lors du Qaddich, de pénibles décrets sont annulés. On a également l’usage de dire à haute voix le premier verset du Chéma, afin d’éveiller la kavana (Choul’han ‘Aroukh 61, 4).

    Pour le reste de l’office – par exemple les Pessouqé dezimra (psaumes et versets récités dans la deuxième section de la prière du matin, cf. chap. 14), la lecture du Chéma et ses bénédictions, et les autres cantiques –, la prière se dit à voix moyenne ou, à tout le moins, de façon telle que les mots prononcés par le fidèle soient entendus de sa propre oreille. Si l’on s’est contenté d’articuler les mots sans les faire entendre à son oreille, on est cependant quitte.

    La ‘Amida, prière intérieure et profonde, se dit à voix basse. D’après la majorité des décisionnaires, même en ce qui concerne une prière dite à voix basse, il faut a priori faire entendre les mots à son oreille, tout en prenant soin de ne pas se faire entendre par ses voisins (Choul’han ‘Aroukh 101, 2 ; Michna Beroura 5-6) 4. Toutefois, d’après la majorité des kabbalistes, une prière dite à voix basse doit a priori s’articuler seulement, sans que le fidèle puisse entendre sa propre voix (Kaf Ha’haïm 101, 8)5.

    On peut apprendre de cette règle – selon laquelle les mots doivent a priori être articulés – une idée générale : la pensée ne suffit pas à elle seule ; une bonne intention sans acte n’est pas suffisante. L’âme, enfouie dans les replis du cœur, est pure ; le défi qui nous est donné est de révéler sa bonté vers l’extérieur et de réparer le monde. Aussi faut-il exprimer les idées contenues dans la prière par l’audition de la voix, ou à tout le moins par la prononciation des lèvres (Maharal, Netiv Ha’avoda, chap. 2).

    1. Les Richonim ou « premiers », appelés ainsi par opposition aux A’haronim, « derniers », qui apparaissent à partir du 16ème siècle.
    2. Les commentateurs sont partagés sur le point suivant : Maïmonide et le Smag (Séfer Mitsvot Gadol) estiment-ils que la pensée équivaut à la parole, même à l’égard de la lecture du Chéma, ou seulement à l’égard des autres mitsvot ? (Voir Bérour Halakha, Berakhot 15a-b ; 20b et Béour Halakha 62, 4 יצא).

      Le Choul’han ‘Aroukh 62, 4 énonce : « Si, en raison d’une maladie ou d’un empêchement, on a récité le Chéma en son cœur (sans prononcer les paroles), on est quitte ». Les décisionnaires ultérieurs (A’haronim) divergent sur l’intention du Choul’han ‘Aroukh : d’après le Peri ‘Hadach et nombre d’autres autorités (cf. le Béour Halakha, référence citée), celui qui se contente de penser les mots sans les dire n’est en réalité quitte que de façon conditionnelle : si la cause de l’empêchement a disparu, et que l’heure limite de récitation du Chéma n’est pas encore passée, il devra recommencer sa récitation, cette fois de façon articulée. En revanche, le Birké Yossef et le Peri Mégadim estiment que la personne empêchée est pleinement acquittée par la seule pensée et que, même si la cause de l’empêchement disparaît, on n’est pas obligé de recommencer. Dans Igrot Moché, Ora’h ‘Haïm 5, 4, le Rav Moché Feinstein explique que l’intention du Choul’han ‘Aroukh est de s’appuyer, en cas d’urgence, sur l’opinion des rares décisionnaires qui estiment que la pensée équivaut à la parole ; en revanche, lorsque la cause de l’empêchement disparaît, il n’est plus question de parler de nécessité : dès lors il faut répéter sa lecture, cette fois de façon articulée. C’est également l’avis du Rav Ovadia Yossef dans Yabia’ Omer IV 3, 19.

      Si c’est à la suite d’une erreur [et non d’un empêchement

    3. Voir chap. 19 § 6.
    4. Il s’agit donc d’un chuchotement audible au seul locuteur.
    5. Chuchotement inaudible, même au locuteur.

10 – La langue de la prière

Dans sa forme la plus accomplie, la prière doit se réciter en hébreu, parce que c’est en cette langue que les membres de la Grande Assemblée ont rédigé le rituel de la prière, et parce que c’est la langue sainte, par laquelle le monde a été créé. Cependant, a posteriori, celui qui ne comprend pas l’hébreu peut s’acquitter de son obligation dans d’autres langues (Sota 32a ; Choul’han ‘Aroukh 62, 2) 1.

Il y a une différence juridique essentielle entre le fait de prier en hébreu ou dans une autre langue : dans ce dernier cas, on ne s’acquitte de son obligation que si l’on comprend les mots de la prière. Si l’on prie en hébreu, en revanche, même si l’on ne comprend pas la signification des mots, on s’acquitte de son obligation. Toutefois, même en hébreu, il est obligatoire de comprendre le sens du premier verset du Chéma, ainsi que la première bénédiction de la ‘Amida, car l’absence de kavana dans la récitation de ces textes invalide l’accomplissement du commandement (Michna Beroura 101, 14 ; 124, 2 ; Béour Halakha 62, 2). La différence entre l’hébreu et les autres langues réside dans le fait que l’hébreu est doté d’une valeur intrinsèque, car c’est dans cette langue qu’a été donnée la Torah et qu’a été créé le monde ; aussi, même celui qui ne la comprend pas peut accomplir dans cette langue la mitsva de prier, en raison de sa valeur interne. En revanche, la valeur de toute autre langue dépend de sa capacité à exprimer les pensées et les sentiments de l’homme ; aux yeux de celui qui ne la comprend pas, elle est impuissante à communiquer ; aussi ne peut-on dire le Chéma ni prier dans une langue dont on n’a pas l’intelligence.

En pratique, celui qui ne comprend pas l’hébreu a le droit de choisir en quelle langue prier (la sienne ou l’hébreu) : d’un côté, il y a un avantage à prier dans une langue que l’on connaît, car on pourra mieux se concentrer ; d’un autre côté, si l’on prie en hébreu, on aura l’avantage de prier dans la langue sainte, dans laquelle chaque lettre recèle de profondes intentions, orientées vers la réparation des mondes (Cf. Béour Halakha 101, 4 et Kaf Ha’haïm 16).

Cependant, la permission qui est donnée de réciter la prière rituelle en toute langue n’est que circonstancielle, et ne concerne que le particulier qui ne comprend pas l’hébreu. En revanche, il est interdit de réunir une assemblée qui prierait de manière régulière dans une langue étrangère à l’hébreu. Ce fut d’ailleurs l’une des fautes des réformistes que d’avoir traduit la prière en allemand pour l’usage de la prière publique, et d’avoir fait oublier à leurs enfants la langue sainte, leur ménageant ainsi une large ouverture vers l’abandon du judaïsme et vers l’assimilation (‘Hatam Sofer, Ora’h Haïm 84, 86 ; Michna Beroura 101, 13 ; voir ici chap. 17 § 8).

La mitsva de lecture du Chéma pourrait aussi, si l’on s’en tenait à la stricte obligation, s’accomplir suivant une traduction. Mais un doute s’est présenté sur la traduction précise d’un certain nombre de mots du Chéma ; aussi, d’après plusieurs grands A’haronim, on ne peut, de nos jours, s’acquitter de la mitsva de lecture du Chéma par une traduction dans une langue étrangère (Michna Beroura 62, 3 ; voir ici chap. 15 § 9).

    1. Au sujet de la lecture du Chéma, les avis sont partagés : d’après Rabbi (Rabbi Yehouda Hanassi), le Chéma ne se dit qu’en langue sainte, tandis que pour les sages (‘Hakhamim), il peut se dire en toute langue (Berakhot 13a). Et puisque dans une autre source talmudique, Sota 32b, la michna prévoit, sans précision d’auteur, que le Chéma, la ‘Amida, les actions de grâce après le repas (Birkat hamazon), la bénédiction des prêtres (Birkat Cohanim) et d’autres textes encore peuvent être dits en toute langue, conformément à l’avis des sages, la halakha a été tranchée en ce sens.
    2. En matière de prière, le Rif estime que seul celui qui prie au sein d’une assemblée de dix hommes au moins (minyan) est autorisé à prier en une langue autre que l’hébreu, car la Présence divine repose sur une telle assemblée, et par conséquent sa prière est agréée. Mais sans minyan, il faut prier précisément en langue sainte car la prière ne serait pas reçue dans une autre langue. Cependant l’avis de la majorité des décisionnaires suit l’opinion du Roch, selon lequel même seul, il est permis de prier dans une autre langue, à l’exception de la langue araméenne. C’est dans ce sens que se prononce le Choul’han ‘Aroukh 101, 4.