[11]. Il existe trois degrés d’influence de l’alcool : a) le
chatouï (personne sous l’effet léger de l’alcool) ; b) le
chikor (personne ivre) ; c) le
chikor ke-Loth (personne ivre « comme Loth »).
- a) Le chatouï est celui qui a bu de l’alcool au point d’en ressentir de la joie, et un certain étourdissement, mais qui pourrait encore se tenir dignement devant un roi. En matière de lois de la prière, il lui est interdit de réciter la ‘Amida avant que ne se dissipe l’effet de l’alcool, mais, s’il l’a déjà récitée, sa prière est valable. b) Le chikor est celui qui a bu beaucoup d’alcool, au point de ne plus pouvoir se tenir devant un roi, parce qu’il n’est pas capable de se conduire dignement. S’il a récité la ‘Amida, il n’en est pas quitte, car sa prière a le statut de to’éva (abomination). En revanche, il récitera, malgré son ébriété, les bénédictions de jouissance qu’il lui incombe de dire. c) Le chikor ke-Loth est celui qui a tellement bu qu’il ne sait plus ce qui lui arrive. Il a, halakhiquement, le statut de choté (dément), qui est dispensé de l’accomplissement des mitsvot positives. Cf. La Prière d’Israël 5, 11.
Revenons à présent à la mitsva de la boisson à Pourim. Le Rif et le Roch rapportent les propos de Rava, dans la Guémara, selon lesquels « l’homme a l’obligation de s’enivrer, à Pourim, jusqu’à ne plus savoir etc. », ce qui laisse entendre qu’ils ont compris la mitsva littéralement. Le verbe araméen bassoumé, employé par Rava, signifie s’enivrer, comme l’explique Rachi sur Méguila 7b. Il semble que cela corresponde au degré de chikor, mentionné plus haut (b). Par contre, si l’on est « ivre comme Loth », non seulement on ne distingue plus entre arour Haman et baroukh Mordekhaï, mais on ne distingue plus rien du tout.
Cependant, à l’intérieur même de la catégorie de chikor, il y a différents degrés : 1) ne pas pouvoir parler convenablement devant un roi ; 2) « ne plus savoir… », ce qui consiste, comme nous l’avons vu ci-dessus, à ne plus pouvoir distinguer les détails, mais garder une vue générale, comme le disent nos sages : « Quiconque prête attention à son verre, le monde entier lui semble ressembler à une plaine » (Yoma 75a) ; il oublie ses tourments, et tout, à ses yeux, est pour le bien, que ce soit la malédiction d’Haman ou la bénédiction de Mordekhaï. Un tel chikor est susceptible, s’il n’y prend garde, de s’avilir. Or selon de nombreux auteurs, ce degré d’ébriété, où les détails sont estompés, est celui qui est requis de Pourim ; c’est ce que l’on peut inférer des propos du Touré Zahav et du Gaon de Vilna. Tel était l’usage du ‘Hakham Tsvi et de nombreux autres grands maîtres d’Israël. Selon le Raavia (II 564), s’enivrer « jusqu’à ne plus savoir… » participe d’une mitsva, mais n’est pas une obligation (‘hova). Il semble que son opinion repose sur le constat que l’on peut accomplir un festin où abonde le vin, sans pour autant arriver à une telle ébriété. Des propos du Rif et du Roch, en revanche, il ressort que c’est une obligation. Et bien que la Guémara raconte que Rabba « égorgea » Rabbi Zeira lors d’un festin de Pourim, [tant il avait bu, puis qu’il le ressuscita], le fait que Rabba ait de nouveau invité Rabbi Zeira l’an suivant à se joindre à lui pour le festin, et que Rabbi Zeira ait craint de revenir, laisse entendre que la mitsva reste bien de boire au point de « ne plus savoir… », littéralement (Echkol, Peri ‘Hadach).
Maïmonide (2, 15) écrit : « On boit du vin au point de s’enivrer et de s’endormir dans son ébriété. » Cela semble être une position intermédiaire : d’un côté, on doit arriver au degré de « ne plus savoir… », et de l’autre, on ne doit point parvenir à cela à l’état de veille – car alors on serait grandement soûl – : le sommeil vient ici par l’effet de l’ébriété. C’est aussi ce qu’écrit le Mahari Brin, cité par le Rama (695, 1).
D’autres pensent qu’il n’est pas besoin de s’enivrer tellement, car l’ébriété est chose dégoûtante, qui risque de mener à de graves interdits, comme l’écrit le Or’hot ‘Haïm. C’est en ce sens que se prononce le Méïri : « Nous n’avons pas l’obligation de nous soûler, et de nous abaisser à l’occasion de nos réjouissances ; car ce qui nous est prescrit n’est pas une joie de débauche ni de folie, mais une joie de délice, par laquelle on accède à l’amour de Dieu, béni soit-Il, et à la reconnaissance pour les miracles qu’Il produisit en notre faveur. » Le Maor écrit au nom de Rabbénou Ephraïm que, en racontant que Raba « égorgea » Rabbi Zeira, la Guémara laisse entendre que la halakha ne prescrit pas de boire « au point de ne plus savoir… »
Cependant, on doit bien ajouter que, de l’avis même de ces décisionnaires, c’est une obligation que de boire à suffisance pour se sentir sous l’effet de l’alcool (degré de chatouï) ; degré qui n’autoriserait pas à réciter la ‘Amida. C’est ce qui ressort clairement du débat sur l’heure du festin : on a éloigné le festin de l’heure de la prière d’Arvit, précisément parce que l’on ne peut prier trop peu de temps après le festin. De plus, c’est une mitsva de boire davantage à Pourim que durant les autres fêtes, puisque Pourim est un jour de festin [michté, selon le terme employé par le livre d’Esther ; or le mot michté est construit sur la racine שתה, qui signifie boire.] Or puisque, le Yom tov, nous avons la mitsva de boire du vin afin de nous réjouir – et que l’on peut en inférer qu’il faut boire au moins un revi’it (comme l’indique le gaon Rabbi Chnéor Zalman de Liady dans Torah Or 99, 3), quantité déjà propre à rendre chatouï, on doit nécessairement, à Pourim, se rapprocher de l’ébriété.
Tossephot et le Ran expliquent que l’on doit boire au point de s’embrouiller quelquefois dans les mots arour Haman, baroukh Mordekhaï. Aboudraham raconte qu’on avait coutume, dans sa communauté, de chanter un poème pendant le festin ; le public devait répondre précisément au soliste, une fois arour Haman, la fois suivante baroukh Mordekhaï. Quand un des choristes parvenait au degré de chatouï, il s’embrouillait. L’Agouda et Rabbénou Yerou’ham expliquent que la valeur numérique d’arour Haman est égale à celle de baroukh Mordekhaï ; or quand on boit, on a du mal à en faire le compte. Autre explication, celle du Nimouqé Yossef : on boira et s’amusera, jusqu’à ce que l’on paraisse « ne plus savoir… ». Suivant ces opinions également, la mitsva consiste à être chatouï, mais non chikor ; ces auteurs estiment que la halakha est bien conforme à l’opinion de Rava, et qu’il faut effectivement boire jusqu’à « ne plus savoir », mais que cette expression ne vise pas une grande ébriété. Le Chné Lou’hot Habrit et Rabbi Mena’hem Azaria da Fano s’expriment de manière proche.
Si l’on approfondit ces textes, il apparaît que la mitsva consiste à être chatouï, ou même quelque peu chikor, comme l’exprime le Baït ‘Hadach, qui adopte, halakhiquement, l’opinion de Rabbénou Ephraïm, mais qui écrit : « On sera sous l’effet de l’alcool (chatouï), ou même ivre (chikor) au point de ne pouvoir parler devant un roi, à condition de garder la conscience de soi. » On trouve une opinion proche dans le Yad Ephraïm, qui pense, toutefois, que les propos de Rava n’ont pas été écartés, mais que ce que vise Rava, par l’expression « jusqu’à ne plus savoir », est le moment qui précède celui où l’on « ne sait plus », et non celui où l’on « ne sait plus » lui-même. Le Sfat Emet est proche de cela, ainsi que Rabbi Israël Salanter : ils estiment qu’il faut boire toute la journée, dans le but d’être en joie, et que, si l’on arrive au degré de « ne plus savoir », on est désormais quitte de la mitsva, et l’on n’a plus besoin de continuer à boire. Cf. Hazmanim Bahalakha du Rav Zevin, pp. 203-207, Torat Hamo’adim 11, 3.