Pniné Halakha

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Chapitre 09 – Interruption de grossesse

01. Le statut médian du fœtus

L’une des questions les plus difficiles qui se posent, dans le domaine de la halakha, est de savoir s’il est permis, dans des cas définis, d’interrompre la grossesse. Nous verrons en premier lieu les principes :

D’un côté, il est certain qu’il y a un interdit à tuer le fœtus ou à causer sa mort. Bien plus, on profane même le Chabbat afin de le sauver, même s’il n’a pas encore atteint l’âge de quarante jours. Cela, parce que ce fœtus est appelé à devenir un être humain vivant, comme le disent nos sages : « Profane un Chabat pour lui, afin qu’il garde de nombreux Chabbats » (Yoma 85b ; Halakhot Guedolot, Na’hmanide ; Pniné Halakha, Lois de Chabbat 27, 3).

D’un autre côté, il est certain que, tant que le fœtus est dans les entrailles de sa mère, il n’a pas le statut d’être humain vivant. Aussi, s’il est vrai que celui qui tue un être humain est passible de mort, celui qui tue un fœtus ne l’est point. Puisque le fœtus n’est pas encore considéré comme vivant, il ne peut hériter, contrairement à l’enfant déjà né, et ne contracte pas l’impureté liée à la présence d’un mort. Ce n’est qu’à partir du moment où il naît qu’il est considéré, à tous égards, comme un être humain (Nida 44a-b).

Nous voyons donc que le fœtus a un statut médian : le statut de celui qui est sur le point de devenir un être humain, mais n’est pas encore considéré comme tel.

Nos sages nous apprennent encore que, lorsqu’il existe un antagonisme entre la vie du fœtus et celle de la mère, c’est la vie de la mère qui a priorité ; ainsi que l’explique la Michna : « Quand la femme est dans l’impossibilité d’accoucher, on brise le fœtus dans les entrailles de sa mère, et on l’en fait sortir, membre par membre, car la vie de la mère prime sur la sienne » (Ohalot 7, 6). Et même si l’on se trouve quelques instants seulement avant sa naissance, il est permis de tuer le fœtus pour sauver la vie de sa mère. En revanche, dès l’instant qu’il naît, c’est-à-dire dès l’instant qu’il sort sa tête ou la majorité de son corps, le bébé est considéré comme un être humain vivant. Et même si la vie de sa mère se trouve en danger certain, il reste interdit de tuer le bébé pour la sauver. En effet, « on ne repousse pas une vie pour une autre » : on ne tue pas un homme pour en sauver un autre[1].


[1]. Nos sages posent la question suivante, au traité Sanhédrin 72b : pourquoi ne considérerait-on pas le bébé naissant, même après qu’a émergé sa tête, comme le « poursuivant » (rodef) de sa mère, et ne permettrait-on pas de le briser pour sauver la vie de sa mère ? Ils répondent : « Le cas est différent de celui d’un poursuivant, car c’est de par le Ciel que ce bébé se trouve la poursuivre. » En d’autres termes, le bébé n’est pas coupable des pressions de la naissance qu’il cause à sa mère, car telle est la nature du monde que Dieu créa ; aussi le bébé ne saurait-il avoir le statut de poursuivant.

Maïmonide écrit : « C’est une mitsva de ne pas faire (mitsva “négative”, défense) que de n’avoir pas pitié de la vie du poursuivant. Par conséquent, les sages enseignent que, lorsque la femme ne parvient pas à enfanter, il est permis de briser les membres du fœtus dans les entrailles maternelles, que ce soit par l’effet d’un poison ou manuellement, car le fœtus est comparable à un poursuivant qui serait à ses trousses pour la tuer. Mais dès que sa tête est sortie, on ne lui porte aucune atteinte, car on ne repousse pas une vie en faveur d’une autre, et telle est la nature du monde » (Lois du meurtrier et de la préservation de la vie 1, 9).

Certains auteurs ont voulu conclure des propos de Maïmonide (« car il est comparable à un poursuivant qui serait à ses trousses pour la tuer ») que, selon lui, l’interdit de tuer un fœtus serait fondé sur l’interdit du meurtre lui-même, et que, partant, ce n’est que parce que le fœtus est, dans certains cas, considéré comme poursuivant qu’il devient permis de le tuer, afin de sauver la mère (Igrot Moché, ‘Hochen Michpat II 69). Cependant, des propos du Talmud, il n’y a pas lieu de tirer de telles conclusions, car le Talmud ne mentionne le mot rodef (poursuivant) que pour proposer qu’il soit permis de tuer le bébé, même après que celui-ci a commencé à naître [proposition finalement rejetée], ce dont on peut inférer que, avant qu’il ne naisse, il n’est pas douteux qu’il est permis de le tuer pour sauver la mère, au motif qu’il ne doit pas encore être considéré comme une personne.

Toujours au sujet des propos de Maïmonide, certains auteurs expliquent que, tant que le fœtus est dans l’utérus de sa mère, il est certain que l’on peut le tuer pour sauver la mère, mais que, lorsque la naissance a commencé, il y a lieu de prétendre que le fœtus est proche du statut d’être vivant, et que, par conséquent, Maïmonide aurait dû expliquer la permission de le tuer par son assimilation au statut de poursuivant (A’hiézer 3, 72).

D’autres explications ont été apportées, parmi lesquelles celles-ci : puisqu’il est considéré comme poursuivant, on peut lui infliger au besoin une mort laide, comme l’est le fait de briser ses membres (responsa Guéoné Batraé 45). Ou encore : la théorie du poursuivant a été invoquée afin d’expliquer que cette règle s’applique également aux descendants de Noé (bné Noa’h), bien que ceux-ci soient passibles de mort dans le cas où ils tuent un fœtus (cf. Rabbi Aqiba Eiger sur Michna Ohalot 7, 6). Un autre auteur explique que, si l’on a recouru au mot de rodef (poursuivant), cela n’est que sur le mode rhétorique, afin de faire comprendre la halakha, mais qu’il ne faut pas en conclure que l’élimination du fœtus soit à considérer comme un homicide (Sridé Ech, ‘Hochen Michpat 162, 12). Dans le même sens, le Yad Pechouta estime que le statut d’un tel fœtus n’est pas véritablement celui d’un poursuivant. En effet, le poursuivant doit être mis en garde, tandis que l’on ne met pas en garde le fœtus. Il n’est comparé au poursuivant que pour enseigner que l’on sauve la mère par tout moyen possible. Différents autres commentaires existent, desquels il ressort toujours que, de l’avis même de Maïmonide, le fœtus n’est pas considéré comme une personne. Cf. Tsits Eliézer IX 51, 3, chap. 1, qui s’étend sur le sujet.

02. L’interdit de l’avortement, chez les Juifs et chez les Noachides

Bien que l’interdit de l’avortement s’applique également aux Juifs et aux Noachides[a], il existe une différence quant à la gravité de la sanction. Un Juif qui a tué un fœtus n’est pas puni pour cela par le tribunal rabbinique, tandis qu’un non-Juif qui a tué un fœtus est passible de mort.

Comme on le sait, les Noachides sont assujettis à sept mitsvot générales[b], et celui qui transgresse l’une d’entre elles est passible de mort. L’une de ces sept lois est l’interdit de verser le sang, comme il fut dit à Noé, après qu’il fut sorti de l’arche : « Celui qui verse le sang de l’homme, c’est par l’homme que son sang sera versé, car c’est à sa ressemblance que Dieu fit l’homme » (Gn 9, 6). Rabbi Ichmaël enseigne, à partir de ce verset – lu sur le mode midrachique –, que celui-là même qui tue un fœtus est passible de mort. En effet, ce verset, pris mot à mot et autrement ponctué, se lit : « Celui qui verse le sang de l’homme en l’homme, son sang sera versé » ; or quel est « l’homme qui est en l’homme » ? c’est le fœtus (Sanhédrin 57b ; Maïmonide, Mélakhim 9, 4)[2].

En revanche, un Juif qui a tué un fœtus n’est pas passible de mort, parce que, lorsque la Torah a déclaré que la peine encourue par le meurtrier israélite est la mort, elle n’a pas fait allusion à une quelconque inclusion du fœtus dans cette règle. Certes, il est évident qu’il est également interdit au Juif de faire mourir un fœtus. Nous tenons en effet pour principe que tout ce qui est interdit aux Noachides l’est également aux Juifs (Sanhédrin 59a). Car la Torah a pour propos de sanctifier Israël en lui imposant des conduites plus rigoureuses, par le biais des mitsvot ; aussi ne serait-il pas vraisemblable qu’une chose fût interdite aux Noachides et permise aux Juifs. Donc, si les versets nous apprennent qu’il est interdit aux Noachides de tuer un fœtus, cet interdit s’applique également aux Juifs. L’unique différence réside dans la gravité de la sanction : le Noachide est passible de mort pour avoir tué le fœtus, tandis que le Juif n’est pas passible de cette peine.

Il faut savoir que, en pratique, selon les principes mêmes de la halakha, et à l’époque même où le beit-din (tribunal rabbinique) avait autorité pour prononcer la peine de mort, ce n’est que très rarement que l’on exécutait un homme, conformément à la peine prévue par la Torah. Nos sages ont dit qu’un tribunal rabbinique qui, en sept ans, fait exécuter un homme, est considéré comme un tribunal exterminateur (Makot 1, 10). Selon Rabbi Eléazar ben Azaria, même si le tribunal fait exécuter un homme en soixante-dix ans, il est considéré comme un tribunal exterminateur. Et quoi qu’il y ait des dizaines de fautes dont la sanction, telle que la Torah la prévoit, est la mort, il ne s’est pas trouvé de tribunal rabbinique qui fît exécuter un homme par sept ans. C’est que les peines de mort édictées par la Torah, qu’elles visent un Juif ou un Noachide, sont principalement destinées à prévenir la commission de crimes, et à montrer la gravité de la faute, ainsi que la punition à craindre en ce monde-ci et dans le monde futur, mais non à faire de l’exécution capitale une chose fréquente.

Il semble que, si la Torah a été plus sévère à l’égard des Noachides qu’à l’égard des Juifs en matière de préservation des fœtus, c’est parce que, parmi les non-Juifs, nombreux sont ceux qui ont tendance à dédaigner la valeur de la vie humaine, au point que certains d’entre eux sont suspectés de verser le sang ; aussi, pour dresser devant eux une barrière rigoureuse, la Torah a décrété que, même pour la mort d’un fœtus, on pouvait prononcer la peine de mort. Cependant, il semble que, dans le cas où un avortement est autorisé en raison d’une maladie grave, la règle applicable aux Juifs et aux Noachides soit identique, et, dans tous les cas où il serait permis à de Juifs de recourir à l’avortement, cela serait permis aussi aux Noachides[3].


[a]. Bné Noa’h : descendants de Noé, ou Noachides. Se dit généralement des non-Juifs, mais plus spécialement de ceux qui reconnaissent la vérité de la Torah mosaïque, et auxquels s’applique, à ce titre, une jurisprudence spéciale.

[b]. Ce sont les interdits d’idolâtrie, de blasphème, de meurtre, de vol, d’inceste (ainsi que d’adultère, etc.), de consommation d’un membre d’une bête vivante, et l’obligation d’instituer des tribunaux.

[2]. De façon implicite, les sources laissent entendre que la mise à mort du fœtus n’est pas considérée comme un meurtre ; par conséquent, s’il était seulement écrit qu’il est interdit de verser le sang de l’homme, nous ne saurions pas qu’il est interdit de tuer le fœtus ; et ce n’est que grâce à l’ajout par la Torah du mot באדם (littéralement dans l’homme), que nous apprenons que le fœtus est, lui aussi, visé par l’interdit. La Torah prévoit que celui qui blesse une femme et, de ce fait, lui cause une fausse couche, doit la dédommager par une somme d’argent qui sera fixée par le tribunal (Ex 21, 22). Il est écrit en effet : « Si des hommes, ayant une rixe, ont porté un coup à une femme enceinte, et que les enfants (qu’elle portait) sortent (et meurent), sans qu’il y ait d’autre catastrophe (qui frapperait la femme elle-même), le coupable sera puni sur réclamation du mari, et paiera suivant la décision des juges. »

[3]. Comme nous le verrons par la suite, selon de nombreux auteurs, il est permis à une femme juive de recourir à l’interruption de grossesse dans le cas où fœtus souffre d’une grande maladie, ou dans le cas où il est à craindre que la grossesse ne cause une maladie grave à la mère. La question qui se pose est de savoir quelle est la règle pour les Noachides. Selon certains, l’avortement est interdit dans ces cas, car pour les Noachides l’interdit de l’avortement est plus sévère. Cependant, en pratique, il semble que, dans tous les cas où il est permis à des Juifs de recourir à l’avortement, cela soit également permis aux non-Juifs ; cela, en vertu du principe essentiel selon lequel il serait invraisemblable qu’une chose interdite aux descendants de Noé fût permise à Israël. Ce n’est qu’à l’égard de la peine de principe qu’elle énonce, que la Torah s’est montrée plus sévère à l’endroit des Noachides, afin de prévenir les pécheurs. C’est ce qui ressort des propos de Tossephot (Sanhédrin 59a, ד »ה ליכא, seconde explication). Cela, parce que le principe selon lequel il n’y a rien qui soit à la fois interdit aux non-Juifs et permis aux Juifs a un effet obligatoire, halakhiquement, comme l’écrivent également les maîtres de Tossephot en ‘Houlin 33a, ד »ה אחד.

En revanche, certains A’haronim écrivent que, selon Maïmonide, ce principe n’a pas de force halakhique obligatoire, et il se pourrait que certaines choses fussent interdites à un non-Juif et permises à un Juif : par exemple, la consommation de viande d’un animal qui, ayant été abattu, est encore secoué de convulsions (Mélakhim 9, 13, ‘Hatam Sofer, Yoré Dé’a 19, ‘Aroukh Laner, Sanhédrin 59a).

Néanmoins, il semble que, de l’avis de tous, le principe susmentionné soit bel et bien admis, comme nous le voyons chez de nombreux décisionnaires, qui le prennent en compte. Simplement, lorsqu’Israël est tenu à plus de rigueur à l’égard de telle ou telle chose, il se peut que, sur un point unique, une indulgence s’applique. Par exemple, les Juifs doivent être pointilleux à l’égard de toutes les règles de l’abattage rituel ; mais dès lors qu’une bête a été abattue conformément à la halakha, et quoiqu’elle soit encore parcourue de convulsions, le statut de membre d’un animal vivant (évar min ha’haï) ne s’applique pas à elle. En revanche, il n’est pas vraisemblable qu’il y ait une chose essentielle à l’égard de laquelle les non-Juifs soient tenus d’être plus rigoureux que les Juifs. Aussi n’est-il pas vraisemblable que, sur un sujet aussi important et essentiel, du point de vue tant pratique que moral, que l’est l’avortement, on soit, sur de nombreuses questions, permissif à l’égard des Juifs, et rigoureux à l’égard des Noachides. Cf. Rachba, ‘Houlin 33a, selon qui, lorsqu’il y a à cela un sens, il se peut que, sur un point particulier, une indulgence se produise au bénéfice des Juifs ; cf. également Sdé ‘Hémed, lettre מ 166.

Par conséquent, l’interdit d’interrompre la grossesse doit être égal pour les Juifs et les non-Juifs, toute la différence résidant dans la peine de principe prévue par la Torah. Une telle différence existe dans l’ensemble des sept lois noachides : s’agissant des unions charnelles interdites, par exemple, un Israélite n’est passible de mort que s’il a été vu par deux témoins, et préalablement mis en garde, alors qu’un Noachide est passible de mort, même en présence d’un seul témoin, et sans mise en garde. Le propos de la Torah n’est certes pas de poursuivre tout Noachide qui aurait transgressé l’une des sept mitsvot à lui applicables, pour le faire condamner à mort ; mais, lorsqu’il y a à cela une nécessité pour l’amendement du monde, la justice est autorisée à faire condamner à mort le pécheur, en s’appuyant sur un témoin, et sans qu’une mise en garde préalable soit nécessaire.

03. Est-il permis d’avorter en cas de grande nécessité ?

Comme nous l’avons vu, lorsque la grossesse met en danger la vie de la mère, il est permis de supprimer le fœtus (Ohalot 7, 6). Quelle sera la règle si aucun danger mortel n’est à craindre pour la mère, mais que la grossesse soit susceptible d’entraîner sa cécité ou sa surdité, ou que des examens aient révélé que le fœtus est atteint d’une maladie telle que, s’il naissait, il souffrirait toute sa vie ? Cette question s’est posée notamment dans la période récente, lorsque, grâce à des appareils d’investigation médicale, il est devenu possible de connaître de nombreux détails quant à l’état de l’embryon ou du fœtus. Sur cette question, les grands décisionnaires sont partagés.

Selon les décisionnaires rigoureux, l’interdit de l’avortement est une subdivision de l’interdit du meurtre. Et bien que, comme nous l’avons vu, le fœtus n’est pas encore considéré comme un être humain vivant, il connaît un processus de développement menant à la condition d’être humain vivant, et, dès maintenant, il porte en lui une part d’âme vitale. Par conséquent, celui qui attente à la vie du fœtus enfreint un embranchement de l’interdit du meurtre. Or, de même qu’il est interdit de tuer un malade en proie à des souffrances, de même est-il interdit de mettre fin à la vie du fœtus. Ce n’est que dans le cas où la grossesse met en danger la vie de la mère qu’il est permis de tuer le fœtus (Rav Unterman, No’am 6). Selon un avis, puisque la suppression du fœtus est considérée comme un meurtre, ce n’est que dans le cas où il est presque certain que le fœtus causerait la mort de la mère, qu’il devient permis de le tuer pour la sauver (Rav Feinstein, Igrot Moché, ‘Hochen Michpat II 69).

Face à cela, de nombreux auteurs estiment que l’avortement n’est pas une subdivision du meurtre. Certains disent qu’il est interdit au titre des coups et blessures (‘habala) : de même qu’il est interdit de trancher un membre de son corps, de même est-il interdit de tuer le fœtus (Maharit I 97, ‘Amoud Hayemani 32). D’autres soutiennent que l’avortement est interdit au titre de la destruction (hach’hata), et par un raisonnement a fortiori : s’il existe un interdit formel quant à la destruction vaine de semence, à plus forte raison sera-t-il interdit de tuer le fœtus, qui a déjà commencé à se développer (‘Havot Yaïr 31). Dans un sens proche, des décisionnaires disent que l’avortement est interdit car il revient à faire obstacle à l’apparition de la vie d’un Juif ; or il nous a été ordonné de croître et de multiplier (Michpeté Ouziel IV ‘Hochen Michpat 46). Quoi qu’il en soit, selon toutes ces opinions, puisqu’il n’est pas question de l’interdit capital de meurtre, il est permis, dans des cas très difficiles, de recourir à l’avortement, de même qu’il est permis d’amputer un malade d’un de ses membres pour le soigner (Tsits Eliézer VIII 51, 3, 3).

Bien que, si l’on s’en tient à la Guémara et aux propos des Richonim et de nombreux A’haronim, il apparaisse que l’interdit de l’avortement n’a pas la gravité d’une « subdivision » du meurtre, de nombreux décisionnaires prescrivent la rigueur, en raison de la grande valeur de la vie, que porte en lui le fœtus. Certains tiennent cette position rigoureuse parce qu’ils ne se fient pas à l’avis des médecins.

En pratique, bien que, s’agissant de questions graves, on tende généralement à la rigueur dans les cas de doute, il est juste d’être indulgent quant à notre sujet. En effet, la rigueur, en ces matières, risque d’entraîner une redoutable souffrance chez les parents et chez les enfants nés ; parfois, cette souffrance conduit à la séparation de la famille. Par conséquent, dans des cas de nécessité très pressante tels que celui-là, on peut s’appuyer sur l’opinion indulgente, qui est davantage fondée. C’est en ce sens qu’inclinent les dirigeants de la yéchiva Merkaz Harav. Simplement, toute question de cette sorte doit être pesée minutieusement par un érudit (talmid ‘hakham) qui soit au fait du sujet, et requiert aussi l’avis d’un médecin craignant Dieu[4].


[4]. Selon les décisionnaires rigoureux, l’interdit de l’avortement, s’agissant des Noachides, est une subdivision de l’interdit du meurtre, comme le laisse penser la lecture littérale de la Guémara, Sanhédrin 57b : « Un Noachide peut être condamné à mort par un juge unique, sur la déposition d’un seul témoin, sans avertissement préalable, par le biais d’un [juge ou témoin] homme, et non femme, et même par le biais d’un proche. Au nom de Rabbi Ichmaël, on rapporte : “Même pour un fœtus”. D’où sait-on cela ? De ce qu’il est dit : “Celui qui verse le sang de l’homme, par l’homme [littéralement : le sang de l’homme en l’homme] son sang sera versé.” Qu’est-ce donc que l’homme en l’homme ? C’est le fœtus dans les entrailles de sa mère. » Or, d’après le principe selon lequel « il n’y a rien qui soit permis aux Juifs et, dans le même temps, interdit aux Noachides » (ibid. 59a), la chose est également interdite aux Juifs, au titre du meurtre (Rav Unterman, revue No’am 6 ; Igrot Moché, ‘Hochen Michpat II 69). Certains interprètent dans le même sens les propos de Maïmonide (Lois du meurtrier et de la préservation de la vie 1, 9), comme nous l’avons vu en note 1 : ce n’est que parce que le fœtus est considéré comme « poursuivant » que les sages ont autorisé de le tuer, afin de sauver sa mère ; ce qui laisse entendre que, sans cela, l’interruption de grossesse eût été interdite, car le fœtus est considéré comme une personne vivante. (Cf. cependant note 1, où nous voyons que de nombreux auteurs expliquent différemment les propos de Maïmonide, de sorte que l’on ne peut y trouver de source pour être rigoureux).

C’est aussi la position du Michné Halakhot 6, 204 et 9, 328. D’autres ont, en pratique, tranché de la même façon, en raison de la gravité de la question, sans pour autant considérer l’avortement comme un véritable meurtre. C’est en ce sens que se sont prononcés le Rav Chalom Yossef Elyachiv et le Rav Chelomo Zalman Auerbach (Nichmat Avraham, ‘Hochen Michpat 425, 1, note 1). Dans le même sens, le Chévet Lévi (7, 208 et 9, 266) repousse les propos d’Igrot Moché, selon lesquels l’avortement est interdit au titre du meurtre, mais ne permet cependant d’y recourir que dans le cas où la vie de la mère est, peut-être, en danger. D’autres décisionnaires associent à cela une considération supplémentaire : il est difficile de se fonder sur les médecins, car, dans de nombreux cas, ceux-ci affirment avec certitude que le fœtus est frappé d’un défaut, et, finalement, le bébé naît bien portant. Aussi est-ce en ce sens qu’incline le Yabia’ Omer (IV Even Ha’ézer 1), puisqu’il s’agit d’un cas de doute portant sur une norme toranique, et qu’il est difficile de se fonder sur les avis des médecins.

Selon Igrot Moché (‘Hochen Michpat II 69), il n’est permis d’interrompre la grossesse que lorsque le danger pour la mère est grand, et qu’il est presque certain que, si elle n’avorte pas, elle en mourra. Toutefois, il semble que, selon la majorité des décisionnaires rigoureux, il soit également permis de recourir à l’avortement dans les cas de doute qui ne sont pas proches de la certitude, comme nous le rapportons ci-après, § 5 et 12, au nom du Rav Chelomo Zalman Auerbach et du Rav Yossef Chalom Elyachiv, au sujet de la femme susceptible de tomber psychiquement malade, et comme l’enseignent les décisionnaires à l’égard de la réduction du nombre des embryons, en cas de grossesse multiple (cf. ci-après § 14, note 12). C’est aussi ce qui ressort du Min’hat Yits’haq, Liqouté Techouvot 138, qui est indulgent dans le cas où la poursuite de la grossesse est de nature à entraîner la cécité, car les sages assimilent le risque de cécité au risque pour la vie (‘Avoda Zara 28b).

Face à cela, les décisionnaires indulgents estiment que le fœtus ne saurait être considéré comme un être vivant : c’est d’ailleurs pour cela, comme le dit la Michna, qu’il n’hérite pas, n’est pas susceptible d’impureté, et que celui qui le tue est quitte de la peine capitale (Michna Nida 44a). La Michna (Ohalot 7, 6) nous apprend encore que, « lorsqu’une femme a des difficultés à enfanter, on brise le fœtus en ses entrailles, et on l’en fait sortir membre par membre, car la vie de la mère a priorité sur sa vie. Si la majorité de l’enfant est sortie, on n’y touche point, car on ne repousse pas une vie pour en préserver une autre. » Nous voyons par-là que, tant que l’enfant n’est pas né, il n’est pas considéré comme une personne. De même, nous voyons dans la Michna (‘Arakhin 7a) que, « lorsqu’une femme est condamnée à mort, on n’attend pas qu’elle accouche pour exécuter la peine. » La Guémara (ibid.) précise : « Rav Yehouda a dit au nom de Chemouel : “Quand une femme doit être exécutée, on la frappe d’abord au ventre pour que le fœtus meure le premier, afin qu’elle ne soit pas exposée à l’ignominie.” » Rachi explique : « Si le fœtus était viable, il risquerait de naître après la mort de sa mère, ce qui serait une ignominie. » La Michna (ibid.) enseigne que, si, en revanche, « la condamnée est déjà en train d’accoucher, on attend qu’elle donne naissance à l’enfant. » La Guémara explique : « Quelle en est la raison ? Dès lors que l’enfant est en train de sortir, il constitue un corps autonome. » Nous voyons donc que, même lorsque la femme parvient au terme de sa grossesse, et que l’on pourrait facilement sauver la vie du fœtus après l’exécution de la mère, nos maîtres autorisent à tuer préalablement le fœtus, pour un motif léger : ne pas faire honte à son cadavre. Le fœtus n’est donc pas du tout considéré comme un être vivant, et, même pour une nécessité qui n’est pas très grande, les sages autorisent à prendre les devants, et à le tuer directement.

En pratique, nous trouvons des A’haronim qui autorisent à avorter, même dans certains cas autres que ceux où la vie de la mère est mise en danger. Autrefois, le débat essentiel portait sur le fœtus dont on savait qu’il était mamzer [enfant adultérin]. L’auteur des responsa ‘Havot Yaïr (31) hésite sur cette question : d’un côté, il écrit qu’il y aurait lieu de permettre d’avorter en ce cas, en fondant ses dires  sur Tossephot, Nida 44a ; de l’autre, peut-être l’interdit de l’avortement est-il fondé sur celui de la destruction de semence, et faudrait-il interdire l’avortement afin de sanctionner ceux qui pèchent en détruisant leur semence, et dresser devant eux une haie protectrice. Les responsa Rav Pe’alim, Even Ha’ézer I 4 rapportent cette question : est-il permis d’avorter d’un fœtus mamzer au cinquième mois ? L’auteur n’a pas souhaité trancher, mais a adressé au correspondant qui l’interrogeait un résumé des réponses apportées par différents décisionnaires à cet égard ; d’après la forme de ses paroles, on peut entendre que l’auteur incline à l’autoriser ; il ajoute que, selon le ‘Havot Yaïr, quand il n’y a pas à cela de grande nécessité, la chose est interdite a priori. Selon le Maharit 1, 97, l’avortement est interdit au titre de la blessure, et donc permise en cas de nécessité. D’après cela : « dans le cas où un défaut frapperait la famille, et où la honte et la profanation du nom divin seraient causés par le maintien en vie du fœtus, on considère qu’il y a grande nécessité », et l’avortement est autorisé. Le Yaavets, dans ses responsa (I 43), autorise à avorter d’un mamzer, car, fondamentalement, la mère qui a eu des relations adultères est, elle-même, passible de mort. L’auteur autorise également l’avortement quand celui-ci est nécessaire à la guérison de la mère, même quand l’état de celle-ci n’est pas dangereux.

Tout cela, ces décisionnaires le déclarent au sujet d’un fœtus mamzer, en parfaite santé, capable de grandir et de devenir un disciple des sages (talmid ‘hakham) ; or le disciple des sages est considéré comme supérieur au grand-prêtre lui-même, lorsque ce dernier est ignorant (Horayot 13a) – simplement, un tel homme ne pourra pas épouser une Israélite née d’une union licite. A fortiori est-ce vrai lorsqu’il s’agit d’un fœtus dont la vie, s’il naissait, serait accablée d’épreuves, ou qui souffrirait de diverses maladies, et ne pourrait assurer sa subsistance. Dans le même sens, les responsa Torat ‘Hessed de Lublin, Even Ha’ezer 42, rapportent qu’il y a controverse quant au fait de savoir si l’interdit d’avorter est toranique ou rabbinique ; même s’il était toranique, estime-t-il, il resterait permis d’avorter pour répondre à une nécessité, ou pour assurer la guérison de la mère, même s’il n’y a pas de danger pour sa vie. C’est aussi l’avis des responsa Michpeté Ouziel IV, ‘Hochen Michpat 46, s’agissant d’une femme qui, selon les médecins, deviendrait sourde si sa grossesse se poursuivait ; il s’agit en effet d’un cas de grande nécessité, et d’une flétrissure plus grande que celle dont souffrirait la femme sur le point d’être exécutée (‘Arakhin 7a, comme nous l’avons vu ci-dessus). Le Sridé Ech, ‘Hochen Michpat 162, tend, lui aussi, à l’indulgence, se fondant sur la majorité des décisionnaires, pour lesquels le fœtus n’est pas considéré comme une personne.

Certains auteurs estiment que tout l’interdit pesant sur l’avortement est de rang rabbinique, comme l’expliquent le Torat ‘Hessed de Lublin, Even Ha’ezer 42, commentant Tossephot (Nida 44b), le Ran et le Raavad. C’est aussi ce que le Tsits Eliézer VIII 36 tire de la position de plusieurs A’haronim. À ce qu’il semble, ces auteurs estiment que le principe « il n’est rien qui soit à la fois interdit à un non-Juif et permis à un Juif » se maintient, même lorsque tel interdit fait aux non-Juifs est de rang toranique, tandis que ce même interdit, quand il s’applique aux Juifs, est de rang rabbinique. Quoi qu’il en soit, si l’interdit d’avorter est, à l’égard des Juifs, rabbinique, il est évident que, pour répondre à un grand besoin, il est permis de le lever.

À notre humble avis, il faut dire que, tant pour les Noachides que pour les Juifs, mettre fin à la vie d’un fœtus est interdit au titre de la blessure, ou de la destruction, et non au titre du meurtre. Et bien que cet interdit soit déduit d’un verset traitant du meurtre – comme il est dit : « Celui qui verse le sang de l’homme en l’homme » (Gn 9, 6) [suivant la lecture midrachique] –, l’intention est ici de dire qu’il s’agit d’une haie protectrice contre le meurtre ; mais en soi, c’est au titre de la blessure que la chose est interdite.

Nous avons en effet le principe suivant : toute chose qui est interdite aux Noachides, et dont l’interdiction n’a pas été formulée de nouveau à l’égard d’Israël après le don de la Torah, est interdite à Israël seul [en effet, après le don de la Torah, tous les interdits, applicables à tous les peuples, sont redéfinis] ; car il n’est pas vraisemblable qu’un interdit s’applique aux Noachides sans s’appliquer à Israël. Ce n’est que dans le cas où l’interdit est mentionné à l’égard des Noachides, et est répété à l’égard des Israélites après le don de la Torah, qu’il se maintient également pour les Noachides (Sanhédrin 59a). Il ressort de cela que, si c’était au titre du meurtre qu’il avait été interdit aux Noachides d’avorter, il eût fallu le répéter après le don de la Torah. Et si, après le don de la Torah, nous ne voyons pas mentionné cet interdit au titre de celui du meurtre, mais au titre de la blessure et de la destruction (cf. ci-dessus, note 2), alors de deux choses l’une : ou bien l’interdit d’avorter découle de l’interdit du meurtre, fait aux Noachides, et il n’a plus cours qu’auprès d’Israël, ou bien cet interdit, à l’égard des Noachides, découle de celui de la blessure, et, puisque ce dernier interdit est répété après le don de la Torah, il s’applique à Israël comme aux Noachides.

Il ne se peut pas non plus que, pour les Noachides, l’avortement soit interdit au titre du meurtre, et que cet interdit soit répété pour les Israélites au titre de la blessure, car meurtre et blessure sont deux interdits totalement différents. En effet, le meurtre n’a lieu d’être permis en aucun cas, tandis que la blessure est permise pour répondre à un grand besoin. Le fait qu’il y ait une différence de sanction ne nous apprend rien, car les Noachides sont, même pour le vol ou la consommation du membre d’un animal vivant, passibles de mort, tandis que les Juifs sont quittes d’une telle peine, bien que l’interdit soit, en son fondement, égal pour les uns et les autres.

Les responsa Tsits Eliézer (VII 48, VIII 36, IX 51, 3, XIV 100-101) expliquent longuement le sujet, et concluent, se fondant sur de nombreux principes, qu’il est permis de recourir à l’avortement en cas de grande nécessité (tsorekh gadol). C’est aussi l’opinion de notre maître, le Rav Chaoul Israeli – que la mémoire du juste soit bénie –, en ‘Amoud Hayemani 32. Dans un cas qui lui était soumis, où le risque de trisomie était de 25%, le Rav Israeli s’est abstenu d’autoriser explicitement l’intervention. Mais le Rav Tsvi Yehouda Kook – que la mémoire du juste soit bénie –, qui avait entendu l’inquiétude et la grande douleur des époux dont il s’agissait, déclara qu’en pratique on pouvait autoriser l’interruption, en se fondant sur la réponse écrite du Rav Israeli. Notre maître, le Rav Avraham Shapira – que la mémoire du juste soit bénie – inclinait aussi en ce sens (au début, il nous dit de rendre publique, dans le cadre de notre émission radiophonique, Pniné Halakha, son opinion : lorsque le fœtus souffre de trisomie 21, le couple est autorisé à s’adresser à un rabbin indulgent. Par la suite, il nous a été rapporté que lui-même donnait, quand il était interrogé pour un tel cas, l’autorisation d’interrompre la grossesse).

04. Avant quarante jours, et étapes suivantes de la grossesse

Moins le stade de développement du fœtus est avancé, plus grande est la possibilité de permettre l’interruption de grossesse. À l’inverse, plus le développement est avancé, plus le degré de vitalité que porte le fœtus est manifeste ; et, de l’avis même des décisionnaires indulgents, on ne pourra autoriser l’interruption que dans des cas graves.

Avant que l’embryon n’ait passé quarante jours complets, ses membres n’ont pas encore commencé à se former, et il n’a pas encore le statut de fœtus (‘oubar). Aussi, quand une femme avorte de son embryon dans les quarante premiers jours, l’enfant mâle qui lui naîtra par la suite aura – si elle n’a pas d’enfant plus âgé – le statut de premier-né (bekhor), car la grossesse précédente n’est pas plus considérée que de l’eau (selon l’expression talmudique, en Yevamot 69b). Aussi, de l’avis même d’une partie des décisionnaires rigoureux, en cas de grande nécessité, il est permis de recourir à l’avortement jusqu’au quarantième jour[5].

À partir du quarante-et-unième jour, puisque les membres du fœtus ont commencé de se former, les décisionnaires rigoureux pensent qu’il est interdit d’avorter, à moins qu’un danger pour la vie de la mère ne soit peut-être à craindre. Mais d’autres décisionnaires rigoureux estiment que, dans la mesure où, les trois premiers mois, on considère que la grossesse de la femme n’est pas encore visible, on peut, en cas de grande nécessité, procéder à l’avortement (Yabia Omer IV, Even Ha’ezer 1, au nom de plusieurs A’haronim).

Face à cela, de l’avis des décisionnaires indulgents : puisque l’avortement n’est pas interdit au titre du meurtre, il est permis, en cas de grande nécessité, d’y procéder, même après trois mois. Cependant, plus le fœtus se développe, plus le motif de la permission d’avorter doit être fort. Aussi est-il recommandé d’être aussi empressé que possible pour effectuer les examens nécessaires, afin que, s’il s’avère nécessaire d’avorter, cela puisse se réaliser aussi tôt que possible (Tsits Eliézer IX 51, 3 ; ‘Amoud Hayemani 32).

Après que le fœtus a atteint un stade de développement tel que, s’il naissait, il pourrait survivre par ses propres forces, il n’est presque plus possible, de l’avis même des auteurs indulgents, d’autoriser l’avortement. S’il est certain que, même dans le cas où le fœtus naissait de façon naturelle, il ne survivrait pas plus de trente jours, une partie des décisionnaires indulgents sont prêts, en des cas déterminés, à autoriser l’interruption de grossesse.

Quand la poursuite de la grossesse menace la vie de la mère, tous les décisionnaires autorisent l’avortement. Même si les contractions de la naissance ont commencé, on tue le fœtus afin de sauver la mère. Mais si la tête de l’enfant, ou la majorité de son corps, est déjà sortie, on ne lui porte plus atteinte, car l’enfant est alors considéré comme une personne humaine, et l’on ne tue pas une personne pour en sauver une autre (Ohalot 7, 6)[6].


[5]. Certes, en matière de profanation du Chabbat, la règle est différente : on profane le Chabbat pour sauver un embryon, même de moins de quarante jours. Cette permission est motivée par le fait que l’embryon peut se développer, jusqu’à ce qu’il devienne un homme ; comme le disent nos sages : « Profane, pour lui, un Chabbat, afin qu’il garde de nombreux Chabbats » (Yoma 85b ; Halakhot Guedolot, Na’hmanide ; Pniné Halakha, Lois de Chabbat, 27, 3). Mais s’agissant du statut de l’embryon de moins de quarante jours, le traité Yevamot 69b explique que, lorsque la fille d’un Cohen est enceinte d’un Israélite, elle n’en reste pas moins considérée, pour l’instant, comme fille de Cohen, et consomme donc de la térouma (nourriture réservée aux prêtres), car l’embryon qu’elle porte est considéré « simplement comme de l’eau ». Après quarante jours, il a déjà de l’importance, de sorte que la mère ne peut plus consommer de térouma.

Dans le même sens, il apparaît, en matière de primogéniture, que l’enfant né après un avortement survenu dans les quarante premiers jours de la grossesse a le statut d’aîné, car c’est seulement quand un fœtus s’est développé de manière normale pendant quarante jours que ses membres commencent à se former, de sorte qu’il possède une réalité concrète. Avant cela, le fœtus est considéré comme n’ayant pas de réalité concrète (Choul’han ‘Aroukh, Yoré Dé’a 305, 23). De même, les médecins savent aujourd’hui que, dans une grossesse normale, avant le quarantième jour, les membres du fœtus n’ont pas encore commencé à se former ; puis, après quarante-deux jours, ils commencent à se former.

Il importe de signaler, en cette matière, que, dans les dispensaires, il est d’usage de  calculer le commencement de la grossesse en la faisant remonter aux dernières règles ; cependant, la fécondation ne commence en réalité que quatorze jours après, à tout le moins, et ce n’est qu’à partir de la fécondation, c’est-à-dire de l’union du spermatozoïde et de l’ovule, que l’on commence à compter quarante jours. Quand l’avortement intervient après le quarantième jour à compter de la fécondation, mais que le fœtus a cessé de se développer avant cela, le principe est le suivant : si l’état de développement du fœtus était semblable à celui d’un fœtus qui n’est pas parvenu au quarante-et-unième jour, le fils qui naîtra par la suite d’une nouvelle grossesse requerra, en tant que premier-né, un rachat (pidyon). En cas de doute, on procédera au rachat, mais sans prononcer la bénédiction.

En pratique, puisque le fœtus est considéré, jusqu’au quarantième jour, « comme de l’eau », ceux qui sont indulgents, et autorisent l’avortement en cas de grande nécessité, pourront être indulgents, même si la nécessité est moins grande. C’est la position des responsa Bé-ahola Chel Torah (I 115), au sujet d’une jeune fille non mariée, à qui il serait difficile de placer l’enfant pour qu’il soit adopté : en ce cas, il lui est permis d’avorter jusqu’au quarantième jour. C’est aussi la position des responsa Bené Banim 3, 38. Une partie des décisionnaires tendant à la rigueur – tel Rav Chelomo Zalman Auerbach – seraient eux-mêmes indulgents en cas de nécessité, avant quarante jours (Nichmat Avraham, ‘Hochen Michpat 425, 1, 4, au sujet de la maladie de Tay-Sachs). Toutefois, certains décisionnaires sont rigoureux avant quarante jours comme après, car l’essentiel dépend, selon eux, du fait de savoir si ce fœtus peut devenir une personne complète, et si l’on peut transgresser le Chabbat pour le sauver (Rav Unterman ; le Igrot Moché, ‘Hochen Michpat II 69 tend à s’accorder avec cette opinion). Cf. ci-après, § 11, note 10.

Selon les responsa A’hi’ezer (III, fin du chap. 65), les Noachides ne sont pas passibles de mort pour un avortement pratiqué avant quarante jours (ce qui laisse entendre que cela ne leur est pas interdit). Pour un Juif, poursuit l’auteur, cela est rabbiniquement interdit. C’est aussi la position du Sridé Ech, ‘Hochen Michpat 162, 22 ; le Torat ‘Hessed, Even Ha’ezer 42, 33 pense de même au sujet des Noachides.

[6]. Entre quarante jours et le moment où le fœtus peut survivre par lui-même, il n’y a pas, a priori, de stade intermédiaire, comme l’écrit le ‘Havot Yaïr 31. Cependant, force est de dire que, de l’avis même des décisionnaires indulgents, plus le temps passe, plus il est difficile d’autoriser, car la blessure et la destruction sont alors plus grandes. Aussi, même après quarante jours, il est nécessaire, selon les auteurs indulgents, de hâter autant que possible les examens, afin que, en cas de nécessité, l’avortement soit pratiqué dès que possible.

Selon les avis indulgents, même après que le fœtus parvient à un stade tel que, s’il naissait, il pourrait survivre par lui-même, sa mise à mort ne serait pas considérée comme un meurtre, mais comme une blessure et une destruction. Dès lors, on pourrait, en cas de très grande nécessité, autoriser sa mise à mort. Comme nous le voyons au traité ‘Arakhin 7a, si une mère est condamnée à mort par un tribunal (beit-din), on tue le fœtus qu’elle porte, avant de l’exécuter elle-même, afin de lui éviter une situation ignominieuse après son exécution ; ce n’est que si les contractions de la naissance ont déjà commencé que l’on attend, pour exécuter la condamnée, qu’elle ait accouché. Cependant, en pratique, puisque le fœtus est alors proche d’être considéré comme une personne vivante, les décisionnaires indulgents eux-mêmes n’ont pas l’usage d’autoriser l’avortement après que le fœtus a atteint le stade de développement où il pourrait survivre par lui-même. Il ressort également des propos du Tsits Eliézer, premier des décisionnaires à avoir abordé le problème, que, depuis la fin du septième mois, il y a lieu d’être rigoureux (XIII 102, 5-6). Nous l’avons vu, au début de la note 4, certains auteurs, qui estiment que l’avortement n’est pas interdit au titre du meurtre, interdisent néanmoins l’avortement dans les cas où il n’y a pas de danger pour la mère (Chévet Halévi VII 208). L’opinion des décisionnaires indulgents est similaire, à partir du moment où le fœtus peut survivre par lui-même. (Néanmoins, le Tsits Eliézer IX, p. 239, conclusion 14, écrit qu’il n’y a de véritable interdit qu’à partir du moment où la mère se trouve sur le lit d’accouchement ; il apparaît donc que, dans des cas très difficiles, comme nous l’avons vu ci-dessus, il est possible, même alors, d’être indulgent.)

05. Avortement d’un fœtus porteur de la maladie de Tay-Sachs

La maladie de Tay-Sachs est une maladie héréditaire incurable. Elle provient du manque d’un enzyme dont la propriété est de transformer certaines matières. Ceux qui naissent avec cette maladie commencent, environ six mois après leur naissance, à présenter un retard dans leur développement corporel et mental. Par la suite, ils sont sujets à la cécité et à la paralysie, et, en conséquence, tous les malades de Tay-Sachs meurent au plus tard à l’âge de quatre ans. Grâce à des examens médicaux, on peut, de nos jours, savoir avec certitude si le fœtus est porteur de cette maladie. La question qui se pose est de savoir s’il est permis, en ce cas, d’avorter.

Selon les décisionnaires rigoureux, l’interdit d’avorter est une subdivision de l’interdit du meurtre ; et de même qu’il est interdit de tuer un homme malade, de même est-il interdit de tuer un fœtus malade. Il est donc interdit d’avorter d’un fœtus atteint de la maladie de Tay-Sachs (Rav Feinstein, en Igrot Moché II 69). C’est en ce sens que se prononcent le Rav Auerbach et le Rav Elyachiv. Cependant, dans le cas où la perspective de la naissance prochaine d’un enfant malade à un tel degré crée, chez la mère, un état psychique difficile, au point qu’il est à craindre qu’elle ne tombe malade, psychiquement parlant, ces décisionnaires eux-mêmes autorisent l’avortement, car une maladie psychique risquerait d’exposer la mère à un danger vital ; or la vie de la mère a priorité sur celle du fœtus (Nichmat Avraham, ‘Hochen Michpat 425, note 18 ; selon le Rav Feinstein, ce n’est que lorsqu’il est presque certain que la mère mourrait à cause de cela, qu’il est permis d’avorter).

Face à cela, de l’avis des décisionnaires indulgents, il est permis d’avorter d’un fœtus atteint de la maladie de Tay-Sachs, même lorsqu’il n’est pas à craindre que la mère tombe psychiquement malade. En effet, selon eux, l’avortement n’est, par principe, pas considéré comme un meurtre, mais comme une blessure. Par suite, il est préférable d’épargner à ce fœtus toutes les souffrances auxquelles il serait destiné, et il est bon pour lui-même qu’il ne naisse pas du tout. De même, il est préférable d’épargner à la mère cette terrible douleur de voir souffrir le fruit de ses entrailles, ses yeux se consumant sans pouvoir l’aider (‘Amoud Hayemani 32). Bien entendu, il est préférable de procéder à l’avortement aussitôt que possible ; toutefois, a posteriori, le Rav Waldenberg écrit que, jusqu’au septième mois, il est permis de procéder, en ce cas, à l’interruption de grossesse (Tsits Eliézer XIII 102)[7].

Nous l’avons vu (§ 3), en pratique, puisqu’il s’agit d’un cas de nécessité pressante, on peut s’appuyer sur l’opinion des décisionnaires indulgents (cf. § 8, au sujet de la foi que l’on peut accorder aux médecins).


[7]. Quand c’est possible, il est préférable de ne pas pratiquer l’avortement de manière directe, avec le scalpel du chirurgien, mais de le provoquer de manière indirecte, avec un médicament qui hâte l’accouchement. En effet, de cette manière, selon certains décisionnaires, les auteurs qui estiment que l’avortement est un interdit toranique s’accorderaient eux-mêmes à dire que l’interdit est alors de rang rabbinique, de sorte que, en cas de nécessité pressante, on peut l’autoriser. C’est ce qu’écrivent le Mahari Ayache dans ses responsa Beit Yehouda, Even Ha’ezer 14, et Rabbi ‘Haïm Falagi, responsa ‘Haïm Véchalom, Even Ha’ezer 40. Même un curetage chimique, c’est-à-dire l’injection d’une substance létale dans le sac embryonnaire, parce qu’on peut le considérer comme un avortement indirect, est préférable à une élimination directe au scalpel.

Dans le cas de la maladie de Tay-Sachs, il y a lieu, de plus, d’associer à ces considérations, tendant à l’indulgence, l’idée selon laquelle, puisqu’un tel enfant est destiné à mourir avant l’âge de quatre ans, le principe qui veut que l’on « profane un Chabbat en sa faveur, pour qu’il puisse observer de nombreux Chabbats » – principe qui constitue le fondement de la profanation du Chabbat en vue de sauver un fœtus –, ne s’applique pas.

06. Trisomie 21

Les personnes atteintes de triso+-mie 21 sont affectées d’un chromosome supplémentaire, qui crée un retard mental et physique, à différents degrés, et se caractérise par des traits de visage et un aspect corporel particuliers. Parmi les malades de trisomie 21, il y a une plus grande fréquence de défauts et de maladies diverses, tels que des défauts cardiaques, le rétrécissement du duodénum, une tendance aux infections et à la leucémie.

Cependant, malgré cela, ces personnes peuvent vivre durant des décennies, et même parvenir à l’âge de cinquante ans. Le retard mental a pour effet qu’elles ne peuvent assurer, par elles-mêmes, leur subsistance ; elles auront besoin d’assistance et de soutien, à la manière de petits enfants. Dans la dernière génération, ont été développées des méthodes éducatives destinées à améliorer leurs capacités d’apprentissage et d’action, au point que certains d’entre eux parviennent à se marier et à habiter dans leur propre appartement (les hommes atteints de cette maladie sont stériles par nature). Toutefois, même dans les meilleurs cas, ils ont besoin de soutien et d’assistance, à la manière de grands enfants.

La question est donc de savoir s’il est permis d’avorter d’un fœtus atteint de trisomie 21.

Selon les décisionnaires rigoureux, de même qu’il est interdit de tuer un enfant atteint de trisomie 21, de même est-il interdit de le tuer à l’état fœtal. Et bien qu’il y ait, entre ces deux états, une différence de régime juridique – puisque celui qui tue un enfant est passible de mort, tandis que celui qui tue un fœtus n’est pas sanctionné pénalement –, l’interdit de tuer un fœtus est une subdivision de l’interdit du meurtre ; aussi n’y a-t-il pas lieu d’autoriser une femme à avorter d’un tel fœtus (Rav Moché Feinstein, Igrot Moché, ‘Hochen Michpat II 69).

Le Rav Chelomo Goren, s’il autorise l’interruption de grossesse dans le cas d’un fœtus porteur de la maladie de Tay-Sachs (parce que l’état d’un tel fœtus est très mauvais, et qu’il serait destiné, s’il naissait, à mourir au bout de peu d’années), ne l’autorise pas, en revanche, dans le cas d’un fœtus atteint de trisomie 21. Ce n’est que dans le cas où il est à craindre que, à la suite de sa naissance, l’équilibre familial ne soit ébranlé, et que la santé mentale d’un des parents ne soit menacée, que le Rav Goren autorise l’interruption (Torat Harefoua, p. 192).

De l’avis des décisionnaires indulgents, lorsqu’il est difficile aux parents de faire face aux difficultés liées à l’éducation d’un enfant atteint de trisomie, et que cela leur causerait une grande souffrance, il est permis d’avorter. En effet, selon eux, l’avortement n’est interdit qu’au titre de la blessure (‘habala) et de la destruction (hach’hata) ; et pour épargner une grande souffrance à l’enfant malade à naître comme aux parents, il est permis de recourir à l’avortement (Tsits Eliézer IX 51, 3 ; XIII 102, 6 ; XIV 101-102 ; Rav Israeli, ‘Amoud Hayemani 32). Nous l’avons vu (§ 3), en cas de nécessité pressante, on peut se fonder sur l’opinion des autorités indulgentes ; toutefois, dans le cas présent, le problème ne justifie pas toujours l’avortement. En effet, il y a des familles qui, malgré de grandes difficultés, réussissent à assumer le défi que constitue l’éducation d’un enfant trisomique ; et le fait qu’ils se mesurent avec ce problème concourt même à leur développement personnel. Aussi est-il nécessaire de prendre en considération ce fait  quand on examine la situation de la famille ; et cet examen doit être fait après avoir pris conseil auprès d’un talmid ‘hakham (disciple des sages) particulièrement érudit[8].


[8]. Quand c’est possible, il est préférable de pratiquer l’avortement avant la fin du troisième mois. En effet, selon le Yabia’ Omer (IV Even Ha’ezer 1), certains décisionnaires estiment que l’interdit, dans toute sa gravité, ne commence qu’après trois mois, comme nous l’avons vu au § 4. D’après l’estimation des médecins, dans les prochaines années, il sera possible de dépister facilement, dans les quarante premiers jours, l’état du fœtus. Alors, nombre d’autorités rigoureuses autoriseront le recours à l’avortement, dans le cas où il apparaîtrait que le fœtus est atteint de trisomie 21. Mais même lorsque la maladie ne se révèle qu’après le troisième mois, on peut, selon les autorités indulgentes, pratiquer l’avortement.

07. Quand il est à craindre que le fœtus ne soit porteur d’un défaut

Jusqu’ici, nous avons abordé les cas dans lesquels il est certain que le fœtus est atteint d’une maladie déterminée. Mais il arrive que l’on ne puisse détecter rien d’autre que l’existence d’un risque de maladie chez le fœtus, sans que cela soit certain. Par exemple, dans le cas où la mère a contracté la rubéole au cours du premier mois de grossesse, il y a 50% de risque que l’enfant soit porteur d’un défaut. De même, il apparaît parfois, à l’échographie, que le fœtus souffre de problèmes très sérieux, alors qu’il se peut qu’il soit en réalité en parfaite santé.

Selon les décisionnaires rigoureux, même si l’on savait de façon certaine que le fœtus est très malade, il serait interdit d’avorter ; à plus forte raison est-ce le cas lorsque la chose est douteuse.

Selon les décisionnaires indulgents, puisque l’avortement n’est interdit qu’au titre de la blessure et de la destruction, et non au titre du meurtre, il est permis, en cas de grande nécessité, de pratiquer l’avortement. Par conséquent, même en cas de doute, lorsqu’il existe un risque sérieux que le fœtus soit affecté d’un problème grave, qui ferait de sa vie une suite de souffrances, il est permis de pratiquer l’avortement (‘Amoud Hayemani 32).

Tout cela n’est dit que lorsqu’il est impossible de parvenir à une conclusion claire quant à l’état du fœtus. Mais en général, si l’on attend la vingtième semaine, et que l’on examine de nouveau l’état du fœtus, on peut connaître bien plus précisément son état. Il est alors interdit d’avorter avant cela. Par exemple, quand la mère a contracté, au cours des premiers mois de la grossesse, le virus du CMV, il y a environ 40% de risques que le fœtus ait également été contaminé par ce virus. Et, dans le cas où il l’a été, il existe un risque d’environ 10% qu’il ait été atteint d’une façon telle que cela justifie, selon les auteurs indulgents, un avortement. Par conséquent, on est contraint d’attendre la vingtième semaine ; et si, alors, il apparaît que le fœtus est affecté de problèmes graves, il sera permis, selon les décisionnaires indulgents, de procéder à l’avortement (cf. ci-dessus, § 4 et note 6). Comme nous l’avons vu (§ 3), en cas de nécessité pressante, on peut s’appuyer sur l’opinion indulgente, car cette opinion est davantage fondée sur la Guémara et sur les décisionnaires antérieurs.

08. Crédibilité des médecins et consultation d’un rabbin

Pour toute question touchant à l’interruption de grossesse, on a l’obligation de recueillir l’avis d’un médecin moralement droit, qui considère avec un saint respect la vie du fœtus ; après quoi, il faut consulter un rabbin qui soit versé en ce domaine. Pour notre grande affliction, il est arrivé de nombreuses fois que des médecins aient été nonchalants dans leur travail, aient mené des examens négligents, et condamné à mort un fœtus bien que celui-ci fût parfaitement normal. Parfois, cela arrive lorsque les résultats des examens indiquent l’existence d’un doute ; alors, sans mener d’examen complémentaire, des médecins se hâtent de recommander l’avortement. D’autres fois, il s’agit d’un problème identifié au troisième mois, et il faut attendre le cinquième mois pour connaître l’état exact du fœtus, comme dans le cas du CMV ; or par méconnaissance de la gravité de l’avortement, les médecins conseillent d’avorter au troisième mois, sans attendre d’examens plus précis.

Nous avons entendu parler d’une femme, qui avait attendu des années avant d’avoir le bonheur de tomber enceinte, et à qui l’on fit savoir, après examen, que le fœtus qu’elle portait était mort, et qu’il fallait pratiquer immédiatement l’avortement. Il n’est pas besoin de décrire la détresse de cette femme. Heureusement pour elle, alors qu’elle attendait, éplorée, son tour pour subir le curetage, un médecin, qui la connaissait pour lui avoir administré des soins antérieurs, passa par-là. Lorsqu’il entendit quelle était sa détresse, il conseilla de mener un second examen. Au cours de celui-ci, il apparut que le fœtus était vivant ; et en effet, une petite fille lui naquît, et cette enfant grandit magnifiquement.

À la suite de cas semblables, certains décisionnaires prescrivirent, en pratique, de ne pas se fier à un médecin non pratiquant, de crainte que, même en des cas douteux ou pour des défauts supportables, il ne déclare que le fœtus est très défectueux, et n’encourage les parents à avorter, sans que cela soit justifié. Ce n’est que lorsqu’il n’existe pas de médecin craignant Dieu, que ces décisionnaires prescrivent de prendre conseil auprès de deux médecins, qui devront examiner séparément l’un de l’autre l’état du fœtus ; alors, dans le cas où l’un et l’autre affirment que le fœtus est affecté d’un dur problème, les parents devront se tourner vers un rabbin, qui tranchera s’il est permis d’avorter (Rav Ovadia Yossef, revue Assia n°1, p. 92).

En pratique, bien qu’il faille préférer un médecin craignant Dieu, et qu’il soit même préférable de se rendre dans un hôpital dont l’équipe soit engagée à respecter la halakha, on peut s’appuyer également sur un médecin qui ne pratique pas minutieusement les mitsvot, à condition qu’il soit certain que ce médecin considère avec un parfait sérieux la vie du fœtus, que, en tout cas de doute, il procède sans relâche à des vérifications, jusqu’à ce qu’il parvienne à un résultat extrêmement précis, et que, s’il est nécessaire d’attendre encore un certain nombre de semaines, il attende, et ne se hâte point de trancher le sort du fœtus.

Bien que nous ayons vu, ci-dessus (§ 3), que la position indulgente est, à cet égard, principale en halakha, il ne faut pas s’appuyer sur les seules conclusions des examens médicaux : il est obligatoire d’interroger un  rabbin qui soit versé dans ce domaine. Premièrement, pour que le rabbin vérifie, avec l’aide d’un médecin de sa connaissance, que l’avis médical est en effet fiable, et que tous les examens possibles ont été réalisés. Deuxièmement, parce que l’on ne saurait être indulgent, dans une question grave comme celle-là, sans étude responsable du sujet dans tous ses paramètres ; par exemple : la gravité de l’atteinte, la qualité de l’examen, la situation de la famille, l’âge du fœtus et la forme d’avortement proposée. Au-delà de cela, il s’agit d’une décision dont les implications morales sont lourdes, et à laquelle il est très difficile, pour le couple, de se mesurer. Le conseil d’un rabbin responsable est donc propre à alléger leur conscience, et à leur montrer le bon chemin, pour continuer à bâtir leur famille.

09. Est-il souhaitable de faire des examens pour dépister les atteintes éventuelles du fœtus ?

Parmi les décisionnaires rigoureux, qui interdisent de recourir à l’avortement dans le cas où le fœtus souffre d’une maladie grave, nombreux sont ceux qui recommandent de ne pas subir d’examens destinés à connaître l’état du fœtus. En effet, même s’il s’avérait que celui-ci est malade, il ne serait pas possible d’avorter. Il est préférable de se confier dans le Saint béni soit-Il, en étant assuré que tout ce qu’Il fera sera pour le bien, plutôt que de s’inquiéter constamment au sujet de problèmes sans solution.

Mais en pratique, il est préférable que les femmes passent les examens nécessaires. Bien que, d’après l’opinion rigoureuse, il soit interdit d’avorter dans le cas même où il s’avère que le fœtus est malade, nous avons vu qu’il y a aussi des décisionnaires indulgents. Donc, en cas de problème, le couple pourra se tourner vers un rabbin qui leur prescrira de se conduire, suivant les circonstances, selon l’opinion rigoureuse ou selon l’opinion indulgente. De plus, s’il existe un risque significatif que, en raison de la souffrance causée par la naissance d’un enfant malade, la mère tombe psychiquement malade, il sera permis, de l’avis même de nombreux décisionnaires rigoureux, de recourir à l’avortement. En effet, la maladie mentale est proche du risque vital, or, lorsqu’il y a conflit entre la vie de la mère et celle de l’enfant à naître, c’est la vie de la mère qui a priorité. Et même s’il était décidé de suivre la voie la plus rigoureuse, les parents pourraient se préparer à cela, psychiquement, dans les mois restants avant la naissance. Par conséquent, il est bon d’examiner l’état du fœtus durant la grossesse. Et c’est en ce sens que, en pratique, notre maître le Rav Avraham Shapira – que la mémoire du juste soit bénie – recommandait d’agir.

Cependant, il reste encore à déterminer quels examens il faut mener. Par exemple, on sait que, plus une femme est âgée, plus grand est le risque que le fœtus soit porteur de la trisomie 21. La question est donc : depuis quel âge convient-il de dépister cette maladie ? Question supplémentaire : pour différentes raisons, certains médecins conseillent de réaliser de nombreux examens pendant la grossesse, dont quelques-uns sont très coûteux. Est-il donc souhaitable que la femme enceinte se soumette à tous ces examens, avec toutes les tensions et les craintes qui les accompagnent ? Ou bien, est-il préférable qu’elle passe la période de grossesse dans la joie et la sérénité, et qu’elle se confie en l’Eternel, qui fait tout pour le bien[9] ?

En général, on peut dire qu’il faut passer les examens importants, permettant de détecter les problèmes graves et fréquents, et qu’en revanche il n’y a pas lieu de passer des examens destinés à lever des doutes éloignés ; de la même façon que, dans les autres domaines, tels que les accidents de la route ou les habitudes alimentaires, les gens n’ont pas l’habitude de prendre en compte l’évaluation d’un risque. Le signe du degré d’importance de l’examen est le financement. Lorsque la caisse d’assurance-maladie finance l’examen, c’est le signe que telles sont les recommandations du ministère de la santé, basées sur l’expérience générale ; il convient alors de se prêter à l’examen. Quand l’examen n’est pas financé par les organismes de sécurité sociale de base, c’est le signe que cela n’est pas tellement important ; aussi n’est-il pas nécessaire de le passer. Toutefois, quand un médecin digne de confiance, qui entérine en principe cette ligne de conduite, recommande tel examen complémentaire, parce qu’il est à son avis très important, il est juste de suivre sa recommandation[10].


[9]. Le risque qu’une femme de vingt ans mette au monde un enfant trisomique est d’un sur 1734 (0,05%) ; tandis que, chez une femme de trente-sept ans, le risque est d’un sur 234 (0,42%), et, chez une femme de quarante-cinq ans, d’un sur 31 (3,2%).

Certains médecins recommandent de nombreux examens, car ils souhaitent se « couvrir », afin que, dans le cas où, à Dieu ne plaise, des problèmes surviendraient, on ne puisse se plaindre d’eux. C’est la raison pour laquelle, de nos jours, les médecins ont moins tendance à prendre leurs responsabilités et à décider, de crainte qu’on ne les poursuive en justice. Raison supplémentaire : parfois, les caisses d’assurance-maladie et les médecins gagnent davantage, grâce à des examens complémentaires, qu’en se contentant des soins ordinaires.

[10]. L’intérêt des caisses d’assurance-maladie et du ministère de la santé est clair : le coût des soins à donner à un enfant malade est de centaines de milliers de shekels ; aussi financent-ils les examens destinés à détecter les problèmes graves qui sont à craindre. Quant aux examens que seule la « complémentaire santé » (Bitoua’h machlim) finance, ils visent à la détection de problèmes rares, pour lesquels une inquiétude superflue risque de causer plus de dommage qu’elle n’aura d’avantages. Toutefois, il faut préciser que la présente analyse se base seulement sur la situation d’Israël, en l’an 5774 (2013-2014) ; si la politique était appelée à changer dans l’avenir de façon significative, cette position devrait être révisée.

Par exemple, s’agissant de la recherche du CMV, la position généralement admise par le ministère de la santé est de dire que, puisqu’il est impossible de parvenir à une élucidation certaine de l’état de la femme, et à plus forte raison du fœtus – et que, si l’on procédait à de tels examens de façon systématique, on éveillerait de nombreux doutes, craintes et angoisses parmi les femmes enceintes, de sorte que l’on serait conduit à faire des amniocentèses nombreuses et superflues, et que certaines femmes demanderaient même à avorter gratuitement afin de sortir du doute –, il faut s’abstenir, généralement, de ces examens. Cependant, de nombreux médecins, en raison d’inquiétudes superflues, ou de crainte de poursuites judiciaires, n’adoptent pas cette position, et encouragent ces examens, contrairement à la position officielle.

Cependant, si l’un de ses parents est médecin, on l’écoutera ; et bien que ce parent s’inquiète peut-être à l’excès, il conviendra aux membres de sa famille de se conformer à son avis, puisque telle est sa profession ; car à eux, ne s’applique déjà plus le principe « Dieu protège les innocents » (Ps 116, 6).

10. Fœtus adultérin (mamzer)

Si une femme mariée a eu une relation adultère, ou a été violée, et est tombée enceinte des suites de cette relation, le fœtus à naître sera adultérin (mamzer, fém. mamzéret). Il sera interdit à un tel enfant, devenu grand, de se marier avec un ou une Israélite de naissance. Néanmoins, il est permis au mamzer d’épouser une mamzéret. De même, il leur est permis d’épouser des prosélytes ; mais le statut de mamzer s’appliquera également à leurs descendants. La question qui se pose donc est la suivante : est-il permis à une femme dont le fœtus est mamzer de recourir à l’avortement ?

Selon les responsa ‘Havot Yaïr (31), il lui est a priori interdit d’avorter. Certes, d’après le Maharil, si un enfant mamzer naît, on ne dit pas, lors de sa circoncision, la bénédiction Qayem et hayéled hazé… (« Conserve cet enfant à son père et à sa mère »), car il ne faut pas multiplier les enfants adultérins parmi le peuple juif. Mais a priori, il ne faut pas non plus porter atteinte au fœtus ; et des termes de cette position, on peut déduire que, en cas de peine particulière et d’atteinte à l’honneur de la famille, l’avortement est permis. En revanche, selon le Maharit (1, 97), l’avortement est interdit au titre de la blessure, et, en cas de grande nécessité, il est permis d’y recourir ; d’après cela, on peut apprendre que, pour répondre à la grande nécessité qu’est la prévention d’une naissance adultérine, il est permis d’avorter. Le Gaon Rabbi Yossef ‘Haïm de Bagdad (le Ben Ich ‘Haï), dans ses responsa (Rav Pe’alim, Even Ha’ezer 1, 4), rapporte la question qui lui fut adressée, au sujet d’une femme qui avait été infidèle et était tombée enceinte : lui était-il permis de boire une boisson abortive ? Le Rav lui-même ne voulut pas trancher la question, mais reproduisit, en réponse, les propos du ‘Havot Yaïr, d’où il ressort que la chose n’est interdite qu’a priori, et ceux du Maharit, ainsi qu’un responsum du Ya’avets (1, 43), qui autorisent l’avortement en un tel cas. Bien que l’auteur n’ait pas voulu trancher lui-même, il apparaît, des profondeurs de ses paroles, que son opinion tend à l’indulgence. De même, le Rav Ouziel (IV ‘Hochen Michpat 47) écrit qu’il est permis à une femme qui porte un enfant mamzer de recourir à l’avortement.

Cependant, pour ceux des décisionnaires qui estiment que l’avortement est interdit en tant que subdivision du meurtre, il est certain qu’il est interdit d’avorter d’un fœtus mamzer. Mais nous avons vu ci-dessus, § 3, que la position principale, en halakha, est à cet égard la position indulgente.