Chabbat

07. Meqalqel, le fait de détériorer

La Torah interdit l’exécution de travaux qui tendent vers un accomplissement, la production d’une amélioration[i], à l’exemple des travaux par lesquels on construisit le Tabernacle, ainsi qu’il est dit : « Pour exécuter tout ouvrage pensé » (Ex 35, 33). En revanche, si l’on exécute un travail tendant à la détérioration ou à la destruction, on ne transgresse pas d’interdit toranique ; mais nos sages n’en ont pas moins interdit de faire un travail sur le mode de la détérioration (qilqoul) ou de la destruction. C’est à ce propos que les sages disent, dans la Michna : « Tous ceux qui détériorent sont quittes » (Chabbat 13, 3). Chaque fois que nos sages disent, au traité Chabbat, le mot patour (quitte, dispensé), cela signifie « dispensé de la punition prévue par la Torah » ; mais l’acte en lui-même est interdit par nos sages (Chabbat 3a).

Par conséquent, si l’on déchire dans le but de recoudre, on transgresse un interdit toranique ; mais si l’on déchire sans intention de recoudre, on transgresse un interdit rabbinique (cf. infra, chap. 13 § 11). Démolir une maison ou des ustensiles afin de reconstruire de meilleure façon, c’est enfreindre un interdit de la Torah ; démolir sans intention de reconstruire, c’est enfreindre un interdit rabbinique (chap. 15 § 1). Effacer des lettres afin d’en écrire d’autres à leur place est un interdit toranique ; effacer sans intention de récrire est un interdit rabbinique (chap. 18 § 1).

De même, s’agissant d’allumer : si l’on allume un feu afin de cuire, de réchauffer, d’éclairer, ou parce que l’on a besoin de cendres, on enfreint un interdit toranique ; mais si l’on incendie pour détruire, on enfreint un interdit rabbinique (Chabbat 106a ; Maïmonide 12, 1 ; cf. infra, chap. 16 § 1). De la même façon, s’agissant de l’interdit de causer une lésion (‘hovel) : si l’on égorge une bête parce que l’on a besoin de sa chair ou de sa peau, on enfreint un interdit toranique. Si l’on tue une bête pour l’éliminer, l’interdit est rabbinique. Par exemple, écraser des fourmis ou tuer des moustiques n’est qu’un interdit rabbinique, puisqu’on ne vise aucun produit ni aucune réparation (chap. 20 § 8)[4].


[i]. Tiqoun : cf. ci-dessus, note f. Ici dans le sens d’une action donnant lieu à un perfectionnement de la réalité. Il peut s’agir littéralement d’une réparation, mais plus simplement d’une construction, et de tout acte dont l’accomplissement fait passer une chose d’un état à un autre, plus accompli, comme le fait de cuire ou de trier des aliments pour les rendre propres à la consommation.

[4]. Si l’on blesse son prochain sur le mode de la vengeance, on transgresse, selon Maïmonide, un interdit de la Torah [du point de vue du Chabbat, indépendamment même de l’interdit de porter atteinte à son prochain, qui a cours en tout temps], car on soulage par là son penchant à la colère : si l’on se place du point de vue du penchant au mal, l’acte est considéré comme un acte d’arrangement ou de réparation (tiqoun). Selon le Raavad, puisque il n’y a pas là de réparation à proprement parler, l’interdit, du point de vue du Chabbat, est rabbinique (Maïmonide 11, 1, Michna Beroura 316, 30). Cf. Har’havot 20, 9, 2.

08. Qiyoum (permanence)

    Le travail que la Torah interdit d’accomplir le Chabbat est un travail dont la conséquence se maintient ; si elle ne se maintient pas, elle n’est pas interdite par la Torah elle-même. Par conséquent, si j’écris sur papier, au stylo ou au crayon, je transgresse un interdit de la Torah, car ce que j’écris est de nature à subsister longtemps. Mais si j’écris avec, pour toute encre, du jus de fruits, dont la couleur passe rapidement, ou si j’écris à l’encre mais sur une feuille d’arbre, qui séchera et s’effritera rapidement, j’enfreins un interdit rabbinique. De même, écrire sur du sable ou sur une fenêtre embuée est un interdit seulement rabbinique, puisqu’une telle écriture n’a pas de permanence (infra chap. 18 § 2 et 4).

Dans le même sens, si je fais un nœud fixe, c’est-à-dire fort, qui se maintient longtemps, j’enfreins un interdit toranique ; mais si le nœud est temporaire, qu’il ne se maintienne que peu de temps, l’interdit est rabbinique. Quant à un nœud très lâche, tel qu’un nœud simple ou un nœud de cravate, il n’est pas interdit de le faire, puisqu’il n’a aucune permanence et que l’on peut le dénouer facilement (chap. 13 § 13). De même, s’agissant de l’interdit de construire, si l’on fixe un crochet à un mur de façon permanente, on enfreint un interdit toranique ; si on le fixe de manière temporaire, l’interdit est rabbinique (chap. 15 § 3).

09. Grama (travail indirect)

Du verset : « Tu ne feras aucun travail » (Ex 20, 9), nos sages apprennent que ce que la Torah interdit, c’est précisément le fait de faire un travail. Mais si le travail se fait de lui-même, quand bien même l’homme en aurait causé (garam) l’accomplissement, ce travail s’appelle grama (« causé, entraîné ») ; la Torah ne l’interdit pas elle-même, et il est permis de l’accomplir pour répondre à une grande nécessité (tsorekh gadol). Par exemple, si un incendie se déclare, il est permis de disposer des récipients remplis d’eau autour du lieu où le feu a pris, de manière que, quand le feu parviendra à leur niveau, les récipients brûleront, se fendront, et que l’eau qu’ils contenaient se répandra, éteignant le feu (Chabbat 120b ; Choul’han ‘Aroukh 334, 22). Il est convenu de dire que la permission de grama ne joue que pour éviter une perte, ou pour les nécessités d’une mitsva, ou encore pour une autre grande nécessité. Mais s’il n’y a pas de grande nécessité, il est interdit de causer l’accomplissement d’un travail le Chabbat (Rama 334, 22).

Certains travaux ont pour particularité de s’accomplir, par nature, de façon indirecte ; par conséquent, les accomplir, même sur ce mode indirect, expose à la sanction. Par exemple, si je vanne du blé, bien que la séparation entre l’épi et la tige se fasse par le vent et que, pour ma part, je ne fasse que l’entraîner, je transgresse un interdit toranique, car c’est de cette façon que s’accomplit ordinairement ce travail (cf. Baba Qama 60a). De même, si je place une casserole sur le feu, bien que je ne fasse qu’entraîner la cuisson de l’aliment par l’effet du feu, je transgresse un interdit toranique, car telle est la manière habituelle de cuire. En d’autres termes, la permission de procéder par grama en certaines circonstances ne vaut que si le travail se fait d’une façon inhabituelle : alors, si ce travail se fait sur le mode de grama, c’est-à-dire sans qu’il y ait intervention directe de l’homme, la Torah ne l’interdit pas, et il est permis d’user de ce procédé pour répondre à une grande nécessité.

On peut poser pour principe que, tant que l’on peut reconnaître que l’acte est directement dérivé de l’intervention humaine, cet acte est considéré comme la propre réalisation de l’homme, et il est interdit par la Torah même. Quand, en revanche, il n’est pas manifeste[j] que l’acte est le produit de l’intervention humaine, mais qu’il paraisse seulement causé par celle-ci, cela relève de la catégorie de grama. Par exemple, quand on ôte une digue et que l’eau, qui a commencé à couler, réalise un travail : si ce dernier se produit à proximité, il sera regardé comme l’effet direct de l’action humaine et appelé koa’h richon (« première force ») ; il sera alors pleinement considéré comme l’œuvre de l’homme. Mais si le travail se réalise en un endroit éloigné, il sera appelé koa’h chéni (« deuxième force »), et considéré comme grama. Dans le même ordre d’idées, si l’ouvrage se fait immédiatement, il est regardé comme l’œuvre directe de l’homme, et la Torah l’interdit. Mais si l’activité humaine a pour conséquence, après coup, qu’un ouvrage se réalise, celui-ci s’appelle grama.  En tout état de cause, si c’est de cette même manière que l’ouvrage s’exécute les jours de semaine – l’acte humain entraînant la réalisation du travail dans un endroit éloigné ou après un délai –, on ne considère plus ce travail comme relevant de grama, mais comme intégralement exécuté par l’homme et interdit à ce titre, puisque tel en est le mode d’exécution normal. Car grama, et c’est un principe intangible, se dit du fait de causer d’une manière inhabituelle l’accomplissement d’un ouvrage[5].


[j]. Nikar : littéralement « reconnaissable », visible, manifeste.

 

[5]. Certains décisionnaires autorisent a priori d’accomplir un travail sur le mode de grama, le Chabbat (Taz 514, 10, Gaon de Vilna 314). Nombreux sont ceux qui ne l’autorisent que pour éviter une perte, ou pour les nécessités d’une mitsva, ou encore pour une autre grande nécessité, ou pour les besoins d’un malade (Rabbénou Yoël, Mordekhi, Rama 334, 22, Maguen Avraham). En ce qui concerne les jours de fête, les décisionnaires sont nombreux à autoriser grama a priori (Maamar Mordekhaï, Cha’ar Hatsioun 514, 31 ; cf. Fêtes et solennités juives, vol. 2, chap. 5 § 5 et note 6 [paru en hébreu sous le titre de Pniné Halakha – Mo’adim, à paraître en français]).

 

La notion de grama est définie au traité Sanhédrin 77b à partir de ce cas [qui n’est pas lié à la question du Chabbat] : celui qui attache son prochain puis ouvre une digue, libérant l’écoulement de l’eau qui provoque la mort du prochain, est passible de sanction. Cela, à condition que l’eau à l’origine de la mort soit de « “première force”, koa’h richon [écoulée à la suite immédiate de l’action de l’homme] ; en revanche, si l’écoulement d’eau à l’origine de la mort était de “seconde force” (koa’h chéni), cela relève de grama. »

 

De même, nous voyons au traité ‘Houlin 16a le cas d’un abatteur rituel, qui ôte une digue afin que l’écoulement d’eau entraîne la rotation d’une roue équipée d’un couteau d’abattage venant trancher la gorge d’une bête placée face à elle. Si l’écoulement d’eau entraînant le mouvement de la roue est la conséquence immédiate de l’acte de l’homme (koa’h richon), l’abattage est cachère, car le retrait de la digue est considéré comme acte d’abattage. Mais si l’écoulement entraînant la rotation de la roue n’est que la conséquence seconde du mouvement humain (koa’h chéni), la bête n’aura été abattue que de façon indirecte ; elle est donc considérée comme névéla (cadavre animal) et interdite à la consommation.

 

Sur Sanhédrin 77b, Rachi explique que ce que l’on appelle koa’h chéni est « quelque peu éloigné ».  Selon le Ramah (Rabbi Méïr Halévi Aboulafia), quand l’eau s’écoule directement, cela s’appelle koa’h richon ; et quand l’eau est retenue dans sa course par un obstacle placé sur son cours, son statut est de koa’h chéni. Dans le même                                                                                                                                                                                                        ordre d’idée, l’eau qui jaillit au début de l’intervention humaine est considérée comme provenant de koa’h richon, tandis que ce qui s’écoule ensuite relève de koa’h chéni.

 

Dans ce même passage de Sanhédrin, on explique encore que, si on lance une pierre en l’air, et que celle-ci retombe droit par terre, on considère que la pierre tombe par l’effet d’une force dérivée (grama), force d’attraction terrestre, et non par la force de celui qui l’avait lancée. En revanche, si elle tombe de côté, c’est par l’effet du lanceur, car bien que la chute soit l’effet de la force d’attraction terrestre, on peut encore percevoir quelque peu, en ce que la chute est latérale, l’intervention humaine.

10. Enfants, non-Juifs, animaux

En plus de l’interdit d’accomplir un travail le Chabbat, il nous est ordonné d’accorder le repos à nos enfants, à nos serviteurs, et à nos animaux, comme il est dit : « Tu ne feras aucun travail, toi, ton fils, ta fille, ton serviteur, ta servante, ton bœuf ni ton âne, ni aucune de tes bêtes, ni le prosélyte qui est en tes portes, afin que ton serviteur et ta servante se reposent comme toi » (Dt 5, 13).

On voit donc qu’en plus de la mitsva rabbinique incombant aux parents d’éduquer leurs enfants à l’observance des mitsvot, il existe une mitsva toranique interdisant d’accomplir un travail, le Chabbat, par le biais des enfants. Les règles applicables au mineur, le Chabbat, seront abordées plus loin, au chapitre 24.

De même, la Torah interdit d’exécuter un travail, le Chabbat, par le biais d’un serviteur non-juif. Afin de comprendre la signification de cette mitsva, il faut préciser d’abord que, selon la Torah, un esclave[k] non-juif acquis par un Juif doit suivre un processus de conversion (guiour), après lequel il est soumis à l’observance de l’ensemble des commandements, à l’exception des mitsvot « positives » conditionnées par le temps. Si le maître décide de l’affranchir, l’individu prendra le statut de Juif, également obligé aux mitsvot déterminées par le temps. Cela signifie que, même à l’époque de sa servitude, la Torah lui fait obligation d’observer le Chabbat, dans la mesure où il s’est converti au judaïsme. De plus, la Torah ajoute une mitsva spécifique au maître, lui prescrivant de veiller à ce que son esclave n’exécute aucun travail le Chabbat.

Si l’esclave n’a pas suivi de processus de conversion, il n’a aucune obligation d’observer le Chabbat, et il lui est permis de faire des travaux pour son propre usage. En revanche, de même que le Juif s’abstient de travailler pendant Chabbat, la Torah lui interdit de demander à son serviteur d’exécuter pour lui quelque travail, comme il est dit : « Et le fils de ta servante, ainsi que l’étranger, se reposeront » (Ex 23, 12) ; or nos sages enseignent que ce qui est visé ici est l’esclave non converti[6].

Nos maîtres interdisent également au Juif de demander à un non-Juif de faire à son intention un travail, le Chabbat. Les règles applicables au travail du non-Juif seront étudiées au chapitre 25. Comme nous le verrons dans les prochains paragraphes, les sages autorisent parfois à demander à un non-Juif d’accomplir à l’intention d’un Juif un travail sur lequel pèse un interdit rabbinique.

La Torah interdit encore d’accomplir un travail par le biais d’un animal. Nous étudierons ces règles au chapitre 20. En revanche, il n’est pas nécessaire de faire chômer ses ustensiles pendant Chabbat. Il est donc permis à un Juif de prêter des outils à un non-Juif, lequel fera un travail à l’aide de ces outils ; cela à condition que le non-Juif ne paraisse pas accomplir ce travail à la demande du Juif (Chabbat 19a, conformément à l’opinion de la maison d’étude d’Hillel ; Choul’han ‘Aroukh 246, 1-3).


[k]. La Torah prévoyait un statut de ‘eved, littéralement esclave. Il s’agit dans la Bible d’une catégorie juridique particulière, régie par des lois protectrices, et qui doit être distinguée de la pratique de l’esclavage par les autres peuples de l’Antiquité ou de l’époque moderne.

 

[6]. Yevamot 48b, Choul’han ‘Aroukh 304, 1, Michna Beroura § 1 et 15. Les commentateurs sont partagés sur la question du guer tochav (« étranger résident »), c’est-à-dire le non-Juif qui a pris sur soi l’observance des sept lois noachides. Selon Rachi et Tossephot (sur Yevamot 48b), la Torah dit de lui : « Le fils de ta servante, ainsi que l’étranger, se reposeront » (Ex 23, 12) : bien que son statut soit celui d’un non-Juif et qu’il lui soit permis de travailler durant Chabbat, la Torah interdit au Juif de lui demander d’accomplir un travail à son intention pendant ce jour.

 

Selon le Roch (ad loc.) et Maïmonide (20, 14), ce n’est que si ce Noachide est « son salarié ou son employé » que la Torah interdit au Juif de lui demander d’exécuter un travail ; en revanche, s’il s’agit de quelque autre Noachide, son statut est semblable à celui de tout autre non-Juif à l’égard du Chabbat : la Torah autorise à lui demander de faire un travail, mais les sages l’interdisent. (Le Séfer Mitsvot Gadol, mitsva négative 75 se distingue des autres décisionnaires : selon lui, la Torah interdit de demander à un non-Juif de faire un quelconque travail ; son opinion est citée par le Beit Yossef 245).

 

11. Chevout de-chevout pour les nécessités d’une mitsva, ou pour une grande nécessité

Comme nous l’avons vu, nos sages interdisent de demander à un non-Juif de faire un travail durant le Chabbat. Cet interdit, comme les autres interdits rabbiniques en matière de Chabbat, s’appelle chevout (repos, chômage, abstention)[l]. Or les décisionnaires sont partagés quant au fait de savoir si, pour les besoins d’une mitsva, les sages permettent de passer outre à leur propre interdit, ou bien si, même dans le cas où cet interdit a pour effet d’empêcher la pratique d’une mitsva, les sages ne sont pas indulgents pour autant, et ne permettent pas de passer outre à leur parole. Par exemple, lorsque la lumière est éteinte durant la soirée de Chabbat, et qu’il est impossible de se délecter du Chabbat en prenant son repas, ou d’étudier la Torah, sera-t-il permis de demander à un non-Juif d’allumer la lumière ?

Selon l’auteur du ‘Itour, chaque fois que cela est nécessaire à l’accomplissement d’une mitsva, les sages lèvent leur propre interdit et autorisent à demander à un non-Juif d’allumer la lumière ou de faire d’autres travaux. En revanche, selon Maïmonide et la majorité des décisionnaires, même quand il s’agit des nécessités d’une mitsva, nos sages interdisent de demander au non-Juif d’exécuter un travail que la Torah interdit au Juif d’accomplir. Mais ce qu’ils permettent, pour les besoins d’une mitsva, c’est de demander au non-Juif d’accomplir une chose que les sages eux-mêmes interdisent au Juif. En d’autres termes, nos sages n’ont pas levé l’obligation de chevout pour les besoins d’une mitsva, mais là où ils lèvent l’interdit, c’est dans un cas de chevout de-chevout (« abstention ajoutée à une autre  abstention ») : on lève l’interdit rabbinique quand il s’applique à un autre interdit rabbinique[m]. Pour tenter de faire comprendre cette notion plus simplement, nous pourrions dire que l’interdit de chevout équivaut à la moitié d’un interdit toranique, tandis que l’interdit de chevout de-chevout équivaut au quart d’un interdit toranique, puisque cet interdit n’est constitué que par la réunion de deux limitations rabbiniques.

En pratique, la halakha autorise à passer outre à la défense de chevout de-chevout pour les besoins d’une mitsva. Par exemple, si une circoncision (berit-mila) doit avoir lieu pendant Chabbat et que l’on ait oublié de préparer le couteau rituel, il est permis de demander à un non-Juif d’apporter le couteau en passant par un domaine de karmelit[n], car il s’agit d’un cas de chevout de-chevout pour les nécessités d’une mitsva : le premier chevout est l’interdit de demander à un non-Juif d’accomplir un travail, et cette abstention n’est que de rang rabbinique ; le second chevout est l’interdit, lui aussi de rang rabbinique, de transporter le couteau dans le domaine dit karmelit. En revanche, il est interdit de demander au non-Juif de transporter le couteau dans le domaine public, car chevout – à la différence de chevout de-chevout – n’est pas autorisé pour les besoins d’une mitsva. Il existe cependant une autre solution : demander au non-Juif de transporter le couteau en apportant une modification (chinouï) au mode habituel de port. Alors, nous nous trouvons de nouveau dans un cas de chevout de-chevout. Premier élément de chevout : l’interdit de demander un travail à un non-Juif est un interdit rabbinique ; deuxième élément de chevout : transporter un objet de manière inhabituelle est un interdit rabbinique (au chap. 24 § 4, nous verrons d’autres règles, relatives à la permission de demander un travail à un non-Juif pour les nécessités d’une mitsva, ou pour éviter une perte, ou encore pour éviter une souffrance).

Selon la majorité des décisionnaires, même quand c’est un Juif qui fait un acte au titre de chevout de-chevout, la chose est permise pour les besoins d’une mitsva. Par exemple, s’il faut apporter un couteau en passant par un domaine de karmelit pour les besoins d’une circoncision, et qu’il n’y ait aucun non-Juif à qui l’on puisse le demander, il sera permis au Juif de porter le couteau en apportant un changement à la manière habituelle de porter. De cette façon, nous sommes de nouveau en présence d’un chevout de-chevout (karmelit + changement). Certains décisionnaires, il est vrai, sont rigoureux en la matière ; mais en cas de nécessité, et pour les besoins d’une mitsva, il est permis, même à un Juif, de « faire chevout de-chevout ».

De même que l’on permet chevout de-chevout pour les besoins d’une mitsva, on permet également chevout de-chevout en cas de légère maladie (Choul’han ‘Aroukh 307, 5), ainsi que pour éviter une grande perte (Michna Beroura 307, 22).

Il faut savoir – et ce principe est essentiel – qu’il ne faut être indulgent en matière de chevout de-chevout que dans des cas rares de nécessité pressante ; mais il est interdit de baser l’organisation du Chabbat sur de telles permissions[7].


[l]. Chevout : « se dit… du décret pris par les sages de s’abstenir, durant le Chabbat, de travaux qui ne sont pas explicitement cités par la Torah, afin d’accomplir pleinement l’obligation du repos sabbatique » (Avraham Even-Shoshan, Hamilon hé’hadach). Exemples : ne pas grimper à un arbre, ne pas monter une bête, ne pas nager.

 

[m]. Demander au non-Juif d’allumer la lumière est interdit au titre de chevout, parce qu’allumer la lumière est un travail interdit par la Torah elle-même. En revanche, demander au non-Juif, pour les nécessités d’une mitsva, d’accomplir un travail interdit rabbiniquement relèvera de chevout de-chevout (« abstention ajoutée à une abstention »). Ici, dans l’expression chevout de-chevout, la première abstention prescrite par les sages consiste à ne pas demander un travail à un non-Juif ; la seconde abstention prescrite par les sages tient dans le fait de se garder de certains travaux, en plus de ceux que la Torah interdit.

[n]. Le Chabbat, la Torah interdit de transporter un objet plus de quatre coudées dans le domaine public (rechout harabim) ou de transférer cet objet du domaine particulier (rechout haya’hid) au domaine public, ou inversement. De plus, les sages assimilent le domaine dit karmelit (endroit neutre et ouvert, cf. chap. 21 § 3) au domaine public. Mais puisque les interdits de porter qui en découlent sont de rang rabbinique, il est permis de demander à un non-Juif de porter le couteau dans ce domaine et de le transférer au domaine particulier, pour les besoins de la mitsva de la circoncision.

[7]. Comme l’explique le traité ‘Erouvin 67b, il est permis de demander à un non-Juif de nous apporter de l’eau chaude, pour les besoins d’une circoncision, en passant par une cour qui n’est pas jointe, du point de vue halakhique, au bâtiment où se tient la cérémonie. [La jonction des domaines sera expliquée au chap. 29.] On trouve trois opinions concernant la nature de cette permission : selon le ‘Itour (cité par le Ran, fin du chap. 19), la cour appartient au domaine public tel que défini par la Torah, ce dont on peut conclure que nos sages permettent de passer outre à un chevout, même simple, pour les besoins d’une mitsva. Selon Maïmonide (Hilkhot Chabbat 6, 9-10), la cour appartient au domaine de karmelit, si bien que les sages n’ont permis, pour les besoins d’une mitsva ou d’une maladie légère, que chevout de-chevout. Selon Tossephot (Baba Qama 80b), la permission de se fonder sur chevout de-chevout n’est donnée que pour les besoins d’une circoncision, mitsva particulièrement importante. Pour les nécessités de la mitsva de peupler la terre d’Israël, les sages ont permis même un chevout simple. Mais pour les autres mitsvot, il n’y a pas, selon Tossephot, d’autorisation de chevout de-chevout.

 

En pratique, le Choul’han ‘Aroukh 307, 5 tranche suivant l’opinion de Maïmonide, selon lequel les sages permettent chevout de-chevout « dans le cas d’une légère maladie, ou d’une grande nécessité, ou pour les besoins d’une mitsva ». Le Maguen Avraham écrit que les mots « grande nécessité » visent les cas de grande perte financière.

 

Certains décisionnaires sont rigoureux, il est vrai, et ne permettent pas de demander à un non-Juif d’exécuter, même avec une modification, un travail interdit par la Torah (cf. Beer Yits’haq 14). Mais en pratique, en cas de nécessité, on est indulgent, comme l’expliquent le Maguen Avraham, le Michna Beroura 340, 3 et le Chemirat Chabbat Kehilkhata 30, note 49 d’après Rabbi Chelomo Zalman Auerbach. L’auteur de ce dernier ouvrage ajoute, se fondant sur le Echel Avraham de Rabbi A. Botchatch 307, 5, que, même si le non-Juif fait ensuite ledit travail de la manière habituelle, on pourra en tirer profit, dès lors qu’on lui a demandé de l’accomplir en y apportant une modification.

 

Selon certains, il est interdit au Juif de faire lui-même un acte sur le mode de chevout de-chevout pour les besoins d’une mitsva, car la permission que nous avons mentionnée (tirée de ‘Erouvin 67b) n’a cours qu’en cas de demande faite à un non-Juif, cas dans lequel le Juif ne fait aucun acte par lui-même (Peri Mégadim 307, Echel Avraham 7 ; Maharam Shik, Ora’h ‘Haïm 121). Mais pour la majorité des décisionnaires, on est également indulgent dans le cas d’un chevout de-chevout accompli par un Juif pour les nécessités d’une mitsva (Haelef Lekha Chelomo 146 ; Maharam de Brisk 2, 64-66 ; Liviat ‘Hen 35). Dans la mesure où il s’agit d’une règle rabbinique, la halakha suit l’opinion indulgente.

 

Quoi qu’il en soit, si l’on se fonde sur le sens de ce passage talmudique, et sur les écrits des décisionnaires, il est certain que la permission de chevout de-chevout n’est destinée qu’à de rares cas de nécessité pressante ; mais il ne faut pas fonder l’ordonnancement du Chabbat sur de telles indulgences.

12. Chevout pour les besoins d’une grande mitsva, ou d’une collectivité

    Nous avons vu que, d’après la majorité des décisionnaires, il n’est pas permis de lever l’interdit de chevout pour les besoins d’une mitsva ; selon l’auteur du ‘Itour, certes, la chose est permise, mais la halakha suit en cela la majorité des décisionnaires. Cependant, il faut savoir que, pour les nécessités d’une mitsva collective, on permet, en cas d’impérieuse nécessité, de s’appuyer sur l’opinion du ‘Itour. Par exemple, si l’érouv[o] local est déchiré et que, faute de le réparer, de nombreux Juifs risquent de porter des objets de façon interdite, il est alors permis de demander à un non-Juif de réparer l’érouv, même si cette réparation oblige à exécuter un travail interdit par la Torah (Michna Beroura 276, 25).

Selon certains, bien que l’on autorise, en cas d’impérieuse nécessité et pour les besoins d’une collectivité, la levée de l’interdit rabbinique en matière de demande faite à un non-Juif, il n’est pas pour autant permis au Juif d’accomplir lui-même un travail interdit rabbiniquement, même pour les besoins d’une mitsva collective. D’autres estiment qu’en cas d’obligation très impérieuse, pour répondre à une grande nécessité et pour les besoins d’une collectivité, il est permis au Juif de passer outre lui-même à l’interdit de chevout. Par exemple, dans le cas où il n’y a pas de non-Juif qui puisse réparer l’érouv, quand de nombreux Juifs sont sur le point de fauter involontairement en portant des objets dans le domaine public, il est permis au Juif, si cela lui est possible, d’effectuer cette réparation par un nœud coulant (cf. infra chap. 29 § 8). Tel est l’usage en pratique[8].

Nos sages permettent encore de lever l’interdit de chevout pour l’honneur dû aux créatures. Si l’on a fait ses besoins, par exemple, que l’on n’ait pas de quoi s’essuyer, et qu’en restant souillé on se rende grandement méprisable, nos sages permettent de passer outre à l’interdit rabbinique de mouqtsé, ou encore de découper du papier en opérant un changement (Choul’han ‘Aroukh 312, 1, Michna Beroura 12 ; infra, 13 § 11).

Il est une mitsva particulière qui, en raison de sa haute importance, justifie de passer outre a priori à l’interdit de chevout, même en l’absence de grande nécessité : c’est la mitsva de résider en terre d’Israël (yichouv haarets). Si un Juif a la possibilité d’acheter à un non-Juif une maison en terre d’Israël le jour de Chabbat, il lui est permis de demander au non-Juif d’écrire à son intention un contrat de vente durant Chabbat. Il est également permis au Juif de veiller à ce que la vente soit inscrite auprès de l’administration. Le Juif montrera au non-Juif où se trouve l’argent, et le non-Juif prendra ce qui lui revient. Même s’il s’agit de l’achat d’une petite pièce de quatre coudées sur quatre (environ 4 m²), cela reste permis. Car tout achat d’un domicile à un non-Juif en Israël participe de la mitsva du peuplement juif de la terre d’Israël, et est utile au peuple juif (Na’hmanide sur Chabbat 130b ; Rivach 387 ; Choul’han ‘Aroukh 306, 11 ; Michna Beroura 45-47)[9].


[o]. Dispositif permettant d’appliquer à un quartier, à une ville, le statut de domaine particulier (rechout haya’hid) afin que l’on puisse y porter des objets. Cf. chap. 30.

 

[8]. Le Beer Hagola, le Rachba et Rabbénou Yehonatan partagent l’opinion du ‘Itour. Le Rama 276, 2 argumente en défense de ceux qui se permettent de demander à un non-Juif l’allumage de bougies en l’honneur du repas du soir de Chabbat : ceux-là s’appuient en effet sur le ‘Itour, qui autorise, dans tous les cas où cela permet la réalisation d’une mitsva, à passer outre à l’obligation de chevout portant sur la demande de travail faite à un non-Juif. Pour autant, ce n’est pas l’opinion du Rama en pratique, comme l’explique le ‘Aroukh Hachoul’han 276, 13. C’est aussi ce qu’explique le Michna Beroura 276, 24. Cependant, pour les besoins d’une collectivité, nombreux sont les décisionnaires qui estiment que l’on peut s’appuyer sur le ‘Itour, comme l’écrit le ‘Hayé Adam 62, 11 au nom du Panim Méïrot 1, 30, selon lequel il est permis de demander à un non-Juif de réparer un érouv, même quand la réparation nécessite l’exécution d’un travail interdit par la Torah, cela afin que le public n’en vienne pas à commettre une transgression.

 

Cette opinion est rapportée, en tant que halakha, par le Michna Beroura 276, 25. Et tel est l’usage en pratique. De même, quand une coupure de courant a lieu dans une synagogue, le soir de Chabbat, en plein office, il est permis de demander à un non-Juif d’allumer la lumière, pour répondre à ce besoin collectif. Si deux non-Juifs sont présents, il est préférable de demander à l’un d’inviter l’autre à accomplir ce travail. En effet, certains estiment que, de cette manière, le travail sera accompli sur le mode de chevout de-chevout [demande à un non-Juif + demande à un second non-Juif] (cf. Michna Beroura 307, 24). (Cf. infra chap. 25 § 4, où il est dit que l’on peut proposer un aliment au non-Juif dans ce lieu public, de manière qu’il allumera la lumière pour lui-même ; dans ce cas, la chose sera permise a priori).

 

Bien que l’on s’appuie sur le ‘Itour en cas d’impérieuse nécessité et pour les besoins d’une collectivité, en levant la défense de chevout portant sur la demande d’un travail [même quand il est interdit par la Torah] à un non-Juif, on ne permet pas pour autant au Juif de faire par lui-même un travail interdit, même rabbiniquement (Michna Beroura 276, 21). Néanmoins, dans une situation très urgente, quand il n’y a pas de non-Juif et que l’on se trouve dans un cas de grande nécessité pour les besoins d’une collectivité, il est permis au Juif, selon certains, de passer outre, lui-même, à l’interdit de chevout. Telle est la position du Mahari Ashkenazi (responsum 13), du Panim Méïrot 1, 30, du Choel Ouméchiv 1, 89 et du Chemirat Chabbat Kehilkhata 17, 34 au sujet de la réparation d’un érouv faite par un Juif au moyen d’un nœud coulant, lequel nœud n’est, en la circonstance, interdit que rabbiniquement. (L’interdit s’explique ainsi : par le nœud coulant que l’on fait sur les poteaux de l’érouv, une « cloison » [mé’hitsa] se crée, cloison autorisant le port d’objets ; or la création d’une telle cloison, laquelle engendre une autorisation [de porter, dans notre cas] est un interdit rabbinique. Cf. infra 15 § 4 ; 29 § 8.)

 

De même, dans certains cas où l’on permet – pour éviter une très grande perte – de demander à un non-Juif d’exécuter un travail interdit par la Torah, cette permission est accordée afin que le Juif n’en vienne pas à transgresser lui-même le Chabbat (Michna Beroura 307, 69). Dans le même sens, dans certaines situations, on permet au Juif lui-même de transgresser un interdit rabbinique afin d’empêcher une grande perte : par exemple de porter de l’argent en modifiant la manière habituelle de porter (Rama 301, 33 ; Choul’han ‘Aroukh 334, 2). À l’inverse, s’agissant d’éteindre un incendie et tout ce qui a trait à ce sujet, on est rigoureux, car on craindrait, si l’on était indulgent, que les gens n’en vinssent à éteindre véritablement, comme nous le verrons au chap. 16 § 5, note 1.

 

Dans le cas où il existe un risque collectif de blessure, on permet d’éteindre une braise dans le domaine public (Choul’han ‘Aroukh 334, 27 ; cf. infra chap. 16 § 8). De même, on permet de tuer une bête dont la morsure est très douloureuse (Choul’han ‘Aroukh 316, 10 ; infra 20 § 10).

[9]. Au sujet de la permission particulière de passer outre à l’interdit de chevout aux fins d’acheter une maison en Erets Israël, permission qui n’a pas son pareil pour d’autres mitsvot, Na’hmanide écrit : « C’est une mitsva et une chose utile pour tout le peuple juif que la terre sainte ne soit pas livrée à la ruine » (Chabbat 130b). Le Rivach 387 écrit dans le même sens. Nos sages disent que la mitsva du peuplement de la terre d’Israël pèse autant que l’ensemble des mitsvot (Sifré, Réeh 53). Dans ce paragraphe, cet enseignement se traduit dans le domaine halakhique.

 

Certes, selon le ‘Itour, il est permis de lever l’interdit de chevout, y compris pour réaliser d’autres mitsvot ; mais selon la majorité des décisionnaires, ce n’est que pour le peuplement de la terre d’Israël que l’on est a priori indulgent en cette matière, même sans nécessité de prévenir la faute d’une collectivité, ni quelque autre cas de ce genre. Cf. Elya Rabba 306, 22, qui précise que, s’agissant d’un achat en Erets Israël, l’acquisition (qinyan) en tant que telle est, elle aussi, permise le Chabbat. On n’a pas pour autant permis de déplacer l’argent, car il est possible de le montrer au non-Juif, qui le prendra de lui-même.

 

01. Les quatre travaux liés au tri

Quatre travaux (mélakhot) ont pour objet de séparer la partie comestible des aliments de leur partie non comestible : battre les céréales (dach), vanner (zoré), trier (borer) et tamiser (meraqed).

La mélakha de battre (dach, littéralement « fouler ») consiste à enlever le grain comestible de l’enveloppe dans laquelle il pousse. Ce travail est ainsi appelé en référence à la séparation des grains de céréales d’entre les épis et la bale. Après avoir moissonné et rassemblé la récolte, on battait les épis avec des fléaux afin d’en séparer les grains. Quand la récolte était abondante, on faisait fouler les épis par une bête. Pour rendre le foulage plus efficace, on attachait à la bête une herse, large planche plantée de lames ou de pierres. La bête la traînait sur les épis, et les grains se détachaient (pour plus de détails sur cette mélakha, cf. § 17-18).

Après le battage, les grains restaient mêlés de résidus de paille et de bale. Pour les en extraire, on vannait la récolte au vent, c’est-à-dire que l’on projetait les grains vers le haut, au moyen d’un van ou d’une pelle ; le vent emportait la bale et la paille, qui sont légères, et les grains, plus lourds, retombaient dans le tas. C’est la mélakha du vannage (zoré).

Parmi le tas de grains, il restait encore des agrégats de poussière et des pierres, que l’on ôtait manuellement : c’est la mélakha du tri, au sens strict (borer).

Après cela, on moulait les grains de blé pour en faire de la farine. Mais comme l’enveloppe du grain de blé est plus dure que le grain lui-même, elle produit des particules épaisses appelées son. Pour séparer la farine du son, on la tamisait au crible. La farine passait au travers du filtre, tandis que le son restait en dessus. Telle est la mélakha du tamisage (meraqed).

La mélakha de tri (borer) se fait à la main, celle du tamisage (meraqed) au moyen d’un instrument. Borer consiste à extraire le déchet ; dans meraqed, le déchet reste dans le tamis, tandis que la farine descend. Nous voyons de là qu’il existe plusieurs types d’opérations de séparation entre partie comestible et déchet. Mais toutes, dès lors qu’elles sont exécutées suivant leur mode normal, sont interdites par la Torah, le Chabbat. Si elles sont exécutées avec un changement (chinouï), elles sont interdites par les sages. Si, en revanche, on les exécute sur le mode dit de la consommation (dérekh akhila), elles sont permises, comme nous l’expliquerons par la suite.

De la multiplicité des travaux destinés à séparer le déchet du comestible, nous voyons combien la pratique du tri est centrale dans notre quotidien. Le monde entier est confus, mêlé ; l’aptitude à séparer le bon grain de l’ivraie permet à l’homme de développer le monde et de le perfectionner. Ces travaux font aussi allusion à l’œuvre de l’âme humaine car, du point de vue des valeurs morales aussi, le monde est confus et enchevêtré, notre rôle étant de distinguer le bien du mal. S’il était parfaitement clair que le bien se tient d’un côté et le mal de l’autre, il serait facile de choisir le bien. Le problème est qu’au sein même du bien, se trouve encore du mal, et qu’au sein même du mal, réside encore du bien. Ce qui est considéré comme mauvais en un endroit peut être regardé comme bon en un autre endroit. Le grand défi que le Saint béni soit-Il place devant l’homme est de trier le bien du mal, de mettre chaque chose à sa place, et de réparer ainsi le monde.

Les jours de semaine, nous devons nous livrer à la complexe tâche d’extirper le mal d’entre le bien, ce qui exige d’entrer en contact avec le déchet et le mal qui sont au monde. Le Chabbat, en revanche, il faut se concentrer sur le bien qui réside dans l’intériorité des choses, s’en délecter et se relier aux principes de la foi. Par la force de la sainteté et de la foi, que nous intériorisons le jour de Chabbat, la faculté nous est donnée de distinguer, les jours profanes, entre le bien et le mal, et de nous livrer à l’œuvre de tri qu’exige le parachèvement du monde.

01. Introduction

La préparation de sa nourriture exige de l’homme une grande activité. La nature fournit de bons aliments aux animaux ; mais à l’homme, dont la constitution est plus délicate et plus complexe, elle fournit rarement des aliments appropriés. C’est à lui d’épierrer un champ, de labourer, de semer, d’arracher les mauvaises herbes, d’élaguer les branches superflues, pour cultiver ce qu’il destine à sa nourriture. Même après qu’a poussé le blé, celui-ci n’est pas encore propre à la consommation : pour en extraire les grains exploitables, il faut le battre et le vanner. Une fois obtenus, ces grains ne sont pas encore comestibles : il faut les cuire ; et, si l’on veut en faire du pain, il faut trier le blé, le moudre, tamiser, pétrir et enfourner.

Si le premier homme n’avait pas fauté, le travail de préparation alimentaire se fût accompli paisiblement et facilement. Il eût suffi à l’homme de sortir dans son champ et de cueillir de savoureux gâteaux, des mets abondants, pour les manger (cf. Qidouchin 82a). S’il l’avait désiré, l’homme se serait contenté de travailler quelque peu dans son champ pour donner à sa nourriture le goût qui lui convînt. Nos sages enseignent que tel sera notre lot dans les temps à venir : après que la faute sera réparée, de bons gâteaux et de beaux vêtements pousseront sur les arbres de la terre d’Israël (Chabbat 30b). Mais en attendant, en raison de la faute, l’homme doit se donner de la peine pour tirer son pain de la terre ; comme il fut dit à Adam après la faute : « Maudite est la terre à cause de toi. C’est dans la peine que tu en tireras ta nourriture, tous les jours de ta vie. Elle produira pour toi ronces et chardons, et tu mangeras l’herbe du champ. C’est à la sueur de ta face que tu mangeras du pain, jusqu’à ton retour à la terre… » (Gn 3, 17-19).

À la suite de la faute, la nature entière chuta. Les végétaux qui poussent ne sont pas suffisamment épurés ni développés. C’est à l’homme de soumettre ce produit spontané à de nombreux travaux, afin d’en faire une nourriture adaptée. Mais le Chabbat, nous nous élevons à une dimension proche du monde à venir (mé’ein ‘olam haba), nous tendons vers un niveau d’être qui est par-delà la faute, par-delà la nécessité d’œuvrer à la réparation du monde. Nous prenons ainsi conscience du sens profond de tous nos travaux, conscience grâce à laquelle nous serons en mesure de contribuer, par notre action, au parachèvement du monde.

Onze mélakhot (travaux) sont nécessaires pour « tirer sa subsistance de la terre » : semer, labourer, moissonner, mettre en gerbes, battre les céréales, vanner, trier, moudre, tamiser, pétrir, cuire au four (ofé). Trois autres mélakhot sont nécessaires à la préparation d’une nourriture d’origine animale : chasser, égorger, dépecer. Puisque le travail de cuisson (bichoul, cuisson à l’eau, travail assimilé halakhiquement à ofé, cuisson au four) est le plus proche de notre activité, c’est par lui que nous commencerons notre étude des mélakhot.

02. Principes généraux de la cuisson

La mélakha (travail) de bichoul (cuisson) a pour objet de rendre des aliments propres à la consommation ou de les améliorer. Il n’y a pas de différence à faire selon que l’aliment est cuit à l’eau, au four ou au gril. Le principe, en cette matière, est que l’on prépare l’aliment par l’effet de la chaleur du feu. Par le biais de la chaleur, l’aliment s’attendrit, les saveurs qu’il recèle se mêlent les unes aux autres, grâce à quoi se crée une saveur nouvelle, profonde, aux diverses nuances.

Au départ, toute cuisson a pour effet d’attendrir l’aliment ; et la majorité des aliments restent tendres à la suite de la cuisson. Toutefois, certains aliments durcissent par l’effet de la cuisson, tels que l’œuf. De même, en matière de grillade : bien qu’au début la chaleur attendrisse l’aliment, la grillade le rend finalement plus dur.

S’agissant même d’aliments comestibles crus, si la cuisson leur apporte un supplément qualitatif, la Torah interdit de les cuire. Par exemple, la Torah interdit de cuire de l’eau, bien que l’eau soit buvable froide, car la cuisson lui apporte un supplément qualitatif. Mais s’il s’agit d’aliments que la cuisson n’améliore pas, l’interdit de les cuire est rabbinique (Maïmonide, Chabbat 9, 3 ; Cha’ar Hatsioun 318, 114).

Celui qui cuit au feu ou par l’un des dérivés du feu – c’est-à-dire par un corps chaud dont la chaleur a été obtenue par l’effet du feu – transgresse un interdit toranique. Par conséquent, celui qui réchauffe une poêle sur le feu, puis éteint le feu qui brûlait sous la poêle et y fait frire un œuf, transgresse un interdit toranique – bien qu’au moment de la cuisson la poêle ne se trouve pas sur le feu –, dès lors que la chaleur de la poêle s’est formée à partir du feu (Choul’han ‘Aroukh 318, 3, Michna Beroura 17. Pour une cuisson faite au soleil, voir infra § 25).

Quiconque cuit d’une manière habituelle transgresse l’interdit toranique de bichoul. Par conséquent, si l’on cuit au four à micro-ondes, on transgresse l’interdit toranique, puisque de nos jours c’est l’un des modes de cuisson communs (Igrot Moché, Ora’h ‘Haïm III 52).

En introduction à l’exposé des règles, commençons par signaler qu’il existe trois interdits inclus dans la mélakha de bichoul : a) l’interdit toranique de cuisson ; b) le décret rabbinique interdisant de faire un acte susceptible de nous conduire à augmenter le feu (« attiser les braises », en langage talmudique) ; c) le décret rabbinique interdisant de faire un acte qui paraisse être un acte de cuisson. Chaque fois que l’on veut savoir si un acte déterminé est autorisé, il faut l’analyser de ces trois points de vue. Examinons-les plus en détail :

Il faut d’abord vérifier si l’acte n’est pas interdit au titre de la cuisson proprement dite : tout acte entraînant le passage d’un aliment de l’état cru à l’état cuit est interdit par la Torah (cet interdit et ses subdivisions seront abordés aux paragraphes 3 à 13).

Bien que, si l’on s’en tient à l’interdit de cuire, il soit permis de placer un plat sur le feu avant l’entrée de Chabbat, nos sages l’ont interdit dans tous les cas où il est nécessaire d’améliorer la chaleur de ce plat ; cela, de crainte que l’on n’oublie les défenses sabbatiques et que l’on n’en vienne à augmenter le feu durant Chabbat, transgressant ainsi les interdits toraniques de mav’ir (allumer) et de bichoul (cuire). Toutefois, si le feu est recouvert, comme l’est celui d’une plaque chauffante électrique sans thermostat (plata de Chabbat), il sera permis d’y poser un plat, à la veille de Chabbat, car on ne risquera pas alors d’oublier l’interdit sabbatique et d’augmenter le feu pendant Chabbat (comme nous le verrons aux paragraphes 14 à 17).

Même quand la cuisson d’un plat est achevée, et qu’il n’est plus à craindre d’en venir à augmenter le feu, nos sages interdisent de faire un acte qui ait l’apparence de la cuisson. Il est donc interdit, pendant Chabbat, de poser sur le feu un aliment froid dont la cuisson est terminée. En revanche, il est permis de le poser loin de la source de la flamme, de façon que son réchauffage ne ressemble pas à une cuisson (ce que nous verrons aux paragraphes 18 à 21 ; les décisionnaires sont partagés quant au fait de savoir si placer un aliment cuit sur une plaque chauffante électrique ressemble à un acte de cuisson, et est interdit à ce titre).

03. Cuire est interdit, réchauffer un aliment cuit est permis

Le principe fondamental, dans les lois de Chabbat, est qu’il est interdit de créer une chose nouvelle. Durant les six jours de l’action, l’homme, créé à l’image de Dieu, se livre à la création et au développement. Il tire du monde des matériaux bruts, les développe et les perfectionne, poursuivant ainsi l’œuvre de la Création. De même que le Créateur s’abstint, le jour de Chabbat, de toute œuvre créative, de même avons-nous ordre de nous attacher aux voies de l’Eternel, et de faire du Chabbat un jour de repos et de sainteté ; un jour durant lequel nous nous abstenons de toute création nouvelle, grâce à quoi nous pouvons méditer sur le monde tel que Dieu l’a créé, et grandir dans notre foi.

Tel est également le fondement des lois régissant la cuisson : cuire est interdit, car la cuisson transforme l’aliment, le faisant accéder à un statut nouveau, d’aliment cru à aliment cuit. Mais si l’aliment est déjà cuit, il n’y a pas d’interdit à le réchauffer, car le réchauffage ne dote pas l’aliment d’une nature nouvelle. Même quand le fait de le réchauffer a pour effet d’en améliorer le goût, cela n’est pas interdit, car nous tenons le principe suivant : « il n’y a pas de cuisson après cuisson » (ein bichoul a’har bichoul). Aussi, la question centrale qui se pose en matière de lois du bichoul est de savoir quand donc l’aliment est considéré comme cuit. En effet, s’il est considéré comme cuit, il est permis de le réchauffer pendant Chabbat ; sinon, il est interdit de faire un acte qui puisse aider à son réchauffage.

Les plus grands maîtres, parmi les Richonim, ont débattu ce point. Certains estiment que, dès lors que l’aliment est propre à la consommation en cas de nécessité pressante (cha’at had’haq), l’interdit de bichoul ne s’applique plus à lui. Cependant, il est admis en halakha qu’un aliment n’est considéré comme cuit qu’à partir du moment où tout le processus de cuisson est achevé, et où l’on peut le présenter à des invités sans avoir à s’excuser ; avant cela, bien qu’il soit possible de le consommer en cas de nécessité pressante, il n’est pas encore défini halakhiquement comme cuit (mévouchal) (Choul’han ‘Aroukh 318, 4). Aussi, en pratique, il est de la plus haute importance de savoir si l’aliment est entièrement cuit (mévouchal kol tsorko). Car tant que la cuisson n’est pas achevée, la Torah interdit de faire tout acte qui aurait pour effet d’augmenter sa chaleur et de hâter sa cuisson.

Par exemple, il existe, sur les plaques chauffantes électriques, des endroits plus chauds que d’autres. Il est donc interdit de faire passer à un endroit plus chaud un plat dont la cuisson n’est pas encore achevée. De même, il est interdit de mettre une serviette sur son couvercle. Et si l’on a soulevé le couvercle de la marmite afin de vérifier l’état du plat, et qu’il apparaisse que sa cuisson n’est pas achevée, il est interdit de le recouvrir, car cela aurait pour effet de hâter la cuisson.

Mais si le plat est déjà entièrement cuit, il sera permis de le faire passer à un endroit plus chaud, et, dans le cas où on l’on aurait soulevé son couvercle, il sera permis de le remettre. De même, il est permis en ce cas de recouvrir le plat d’une serviette afin d’en améliorer le chauffage. Et même si, grâce à cet acte, le goût du plat se trouve amélioré, comme c’est le cas, par exemple, du cholent ou de la tafina[a], cela n’est pas interdit. Dans le même sens, il est permis de sortir du congélateur de la viande qui a été entièrement cuite avant Chabbat, afin de la réchauffer (d’une manière qui n’ait pas l’apparence d’une cuisson, comme nous l’expliquerons au paragraphe 18). Le grand principe est en effet que, dès lors qu’un aliment est défini comme cuit, il n’est plus interdit de le réchauffer. (Tout ce que nous venons de dire concerne les aliments solides. Pour les liquides, d’autres paramètres entrent en jeu, dont nous parlerons aux paragraphes 5 et 6).

Un cholent dont la cuisson est achevée, même si ce plat contient des os encore durs, est considéré halakhiquement comme entièrement cuit, et il est permis de le recouvrir et de parfaire sa chaleur. Mais si l’on a l’habitude de manger ces os, le plat ne sera pas considéré comme entièrement cuit tant que la cuisson des os ne sera pas achevée, et il sera donc interdit de le recouvrir et d’en améliorer la chaleur[1].


[a]. Cf. chap. 7, notes b et c. Le mot israélien ‘hamin (« plat chaud »), général, désigne aussi bien le cholent que la tafina.

 

[1]. Selon Maïmonide, la Térouma, le Séfer Mitsvot Qatan, Hagahot Maïmoniot, Or Zaroua’, Riva et le Tour, tant que le plat n’est pas entièrement cuit, la Torah interdit de le mettre à cuire. Pour Na’hmanide, Rabbénou Yona, Rachba, le Roch et le Méïri, si le plat est parvenu au degré de cuisson dit maakhal Ben-Drossaï [« aliment de Ben-Drossaï », du nom d’un bandit qui avait l’habitude de ne pas cuire entièrement ses aliments], c’est-à-dire à un degré tel que l’aliment soit consommable en cas de nécessité pressante (comme nous le verrons en note 14), s’applique à lui le principe selon lequel « il n’y a pas de cuisson après cuisson ». En pratique, le Choul’han ‘Aroukh (318, 4) décide que ce n’est qu’après l’achèvement complet de la cuisson que l’interdit de cuire n’a plus lieu de s’appliquer. Selon le Béour Halakha 318, 4 ד »ה אפילו, ceux qui interdisent de cuire un aliment parvenu au degré de maakhal Ben-Drossaï estiment que cet interdit est toranique. Le Eglé Tal (Haofé 7, 16) pense que, pour la majorité de ceux qui l’interdisent, l’interdit est rabbinique.

 

A posteriori, si l’on a provoqué, durant Chabbat, l’achèvement de la cuisson d’un plat qui était parvenu au degré de maakhal Ben-Drossaï, il est permis de le manger pendant Chabbat ; en effet, a posteriori, en matière de travaux effectués en violation du Chabbat (ce que l’on appelle ma’assé Chabbat), on peut s’appuyer sur l’opinion selon laquelle il n’est pas interdit d’en tirer profit (cf. chap. 26 § 5).

 

Plat chaud pourvu d’os de poulet : selon le Rav Chelomo Zalman Auerbach, tant que la cuisson des os n’est pas achevée, le mets n’est pas considéré comme entièrement cuit, car la majorité des gens ont l’habitude de manger les os de poulet qui s’attendrissent par l’effet d’une cuisson prolongée. Par conséquent, même ceux qui n’ont pas l’habitude de manger de tels os doivent être rigoureux en la matière, et s’abstenir de tout acte susceptible d’aider à la reprise ou à l’intensification du chauffage de plats dans lesquels des os n’ont pas terminé de cuire (Min’hat Chelomo 6, Chemirat Chabbat Kehilkhata 1, 20).

 

Le Rav Moché Feinstein estime quant à lui que, dans leur majorité, les gens n’ont pas l’habitude de manger des os ; par conséquent, on ne tient pas compte de ceux qui le font et, dès lors que le cholent est, dans son ensemble, parfaitement cuit, l’interdit de la cuisson ne s’applique plus à lui. Si l’on a l’habitude de manger des os, en revanche, le statut du plat dans son entièreté sera, tant que la cuisson des os n’est pas achevée, celui d’un plat dont la cuisson n’est pas complète (Igrot Moché, Ora’h ‘Haïm IV 76, 77 ; c’est aussi l’avis du Yalqout Yossef 318, 78). Tel est l’usage, de nos jours, car aujourd’hui les gens, dans leur majorité, n’ont pas l’usage de manger des os.

Contents

Série Pniné Halakha 9 volumes
Commandez maintenant