Pniné Halakha

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03. Est-il permis d’avorter en cas de grande nécessité ?

Comme nous l’avons vu, lorsque la grossesse met en danger la vie de la mère, il est permis de supprimer le fœtus (Ohalot 7, 6). Quelle sera la règle si aucun danger mortel n’est à craindre pour la mère, mais que la grossesse soit susceptible d’entraîner sa cécité ou sa surdité, ou que des examens aient révélé que le fœtus est atteint d’une maladie telle que, s’il naissait, il souffrirait toute sa vie ? Cette question s’est posée notamment dans la période récente, lorsque, grâce à des appareils d’investigation médicale, il est devenu possible de connaître de nombreux détails quant à l’état de l’embryon ou du fœtus. Sur cette question, les grands décisionnaires sont partagés.

Selon les décisionnaires rigoureux, l’interdit de l’avortement est une subdivision de l’interdit du meurtre. Et bien que, comme nous l’avons vu, le fœtus n’est pas encore considéré comme un être humain vivant, il connaît un processus de développement menant à la condition d’être humain vivant, et, dès maintenant, il porte en lui une part d’âme vitale. Par conséquent, celui qui attente à la vie du fœtus enfreint un embranchement de l’interdit du meurtre. Or, de même qu’il est interdit de tuer un malade en proie à des souffrances, de même est-il interdit de mettre fin à la vie du fœtus. Ce n’est que dans le cas où la grossesse met en danger la vie de la mère qu’il est permis de tuer le fœtus (Rav Unterman, No’am 6). Selon un avis, puisque la suppression du fœtus est considérée comme un meurtre, ce n’est que dans le cas où il est presque certain que le fœtus causerait la mort de la mère, qu’il devient permis de le tuer pour la sauver (Rav Feinstein, Igrot Moché, ‘Hochen Michpat II 69).

Face à cela, de nombreux auteurs estiment que l’avortement n’est pas une subdivision du meurtre. Certains disent qu’il est interdit au titre des coups et blessures (‘habala) : de même qu’il est interdit de trancher un membre de son corps, de même est-il interdit de tuer le fœtus (Maharit I 97, ‘Amoud Hayemani 32). D’autres soutiennent que l’avortement est interdit au titre de la destruction (hach’hata), et par un raisonnement a fortiori : s’il existe un interdit formel quant à la destruction vaine de semence, à plus forte raison sera-t-il interdit de tuer le fœtus, qui a déjà commencé à se développer (‘Havot Yaïr 31). Dans un sens proche, des décisionnaires disent que l’avortement est interdit car il revient à faire obstacle à l’apparition de la vie d’un Juif ; or il nous a été ordonné de croître et de multiplier (Michpeté Ouziel IV ‘Hochen Michpat 46). Quoi qu’il en soit, selon toutes ces opinions, puisqu’il n’est pas question de l’interdit capital de meurtre, il est permis, dans des cas très difficiles, de recourir à l’avortement, de même qu’il est permis d’amputer un malade d’un de ses membres pour le soigner (Tsits Eliézer VIII 51, 3, 3).

Bien que, si l’on s’en tient à la Guémara et aux propos des Richonim et de nombreux A’haronim, il apparaisse que l’interdit de l’avortement n’a pas la gravité d’une « subdivision » du meurtre, de nombreux décisionnaires prescrivent la rigueur, en raison de la grande valeur de la vie, que porte en lui le fœtus. Certains tiennent cette position rigoureuse parce qu’ils ne se fient pas à l’avis des médecins.

En pratique, bien que, s’agissant de questions graves, on tende généralement à la rigueur dans les cas de doute, il est juste d’être indulgent quant à notre sujet. En effet, la rigueur, en ces matières, risque d’entraîner une redoutable souffrance chez les parents et chez les enfants nés ; parfois, cette souffrance conduit à la séparation de la famille. Par conséquent, dans des cas de nécessité très pressante tels que celui-là, on peut s’appuyer sur l’opinion indulgente, qui est davantage fondée. C’est en ce sens qu’inclinent les dirigeants de la yéchiva Merkaz Harav. Simplement, toute question de cette sorte doit être pesée minutieusement par un érudit (talmid ‘hakham) qui soit au fait du sujet, et requiert aussi l’avis d’un médecin craignant Dieu[4].


[4]. Selon les décisionnaires rigoureux, l’interdit de l’avortement, s’agissant des Noachides, est une subdivision de l’interdit du meurtre, comme le laisse penser la lecture littérale de la Guémara, Sanhédrin 57b : « Un Noachide peut être condamné à mort par un juge unique, sur la déposition d’un seul témoin, sans avertissement préalable, par le biais d’un [juge ou témoin] homme, et non femme, et même par le biais d’un proche. Au nom de Rabbi Ichmaël, on rapporte : “Même pour un fœtus”. D’où sait-on cela ? De ce qu’il est dit : “Celui qui verse le sang de l’homme, par l’homme [littéralement : le sang de l’homme en l’homme] son sang sera versé.” Qu’est-ce donc que l’homme en l’homme ? C’est le fœtus dans les entrailles de sa mère. » Or, d’après le principe selon lequel « il n’y a rien qui soit permis aux Juifs et, dans le même temps, interdit aux Noachides » (ibid. 59a), la chose est également interdite aux Juifs, au titre du meurtre (Rav Unterman, revue No’am 6 ; Igrot Moché, ‘Hochen Michpat II 69). Certains interprètent dans le même sens les propos de Maïmonide (Lois du meurtrier et de la préservation de la vie 1, 9), comme nous l’avons vu en note 1 : ce n’est que parce que le fœtus est considéré comme « poursuivant » que les sages ont autorisé de le tuer, afin de sauver sa mère ; ce qui laisse entendre que, sans cela, l’interruption de grossesse eût été interdite, car le fœtus est considéré comme une personne vivante. (Cf. cependant note 1, où nous voyons que de nombreux auteurs expliquent différemment les propos de Maïmonide, de sorte que l’on ne peut y trouver de source pour être rigoureux).

C’est aussi la position du Michné Halakhot 6, 204 et 9, 328. D’autres ont, en pratique, tranché de la même façon, en raison de la gravité de la question, sans pour autant considérer l’avortement comme un véritable meurtre. C’est en ce sens que se sont prononcés le Rav Chalom Yossef Elyachiv et le Rav Chelomo Zalman Auerbach (Nichmat Avraham, ‘Hochen Michpat 425, 1, note 1). Dans le même sens, le Chévet Lévi (7, 208 et 9, 266) repousse les propos d’Igrot Moché, selon lesquels l’avortement est interdit au titre du meurtre, mais ne permet cependant d’y recourir que dans le cas où la vie de la mère est, peut-être, en danger. D’autres décisionnaires associent à cela une considération supplémentaire : il est difficile de se fonder sur les médecins, car, dans de nombreux cas, ceux-ci affirment avec certitude que le fœtus est frappé d’un défaut, et, finalement, le bébé naît bien portant. Aussi est-ce en ce sens qu’incline le Yabia’ Omer (IV Even Ha’ézer 1), puisqu’il s’agit d’un cas de doute portant sur une norme toranique, et qu’il est difficile de se fonder sur les avis des médecins.

Selon Igrot Moché (‘Hochen Michpat II 69), il n’est permis d’interrompre la grossesse que lorsque le danger pour la mère est grand, et qu’il est presque certain que, si elle n’avorte pas, elle en mourra. Toutefois, il semble que, selon la majorité des décisionnaires rigoureux, il soit également permis de recourir à l’avortement dans les cas de doute qui ne sont pas proches de la certitude, comme nous le rapportons ci-après, § 5 et 12, au nom du Rav Chelomo Zalman Auerbach et du Rav Yossef Chalom Elyachiv, au sujet de la femme susceptible de tomber psychiquement malade, et comme l’enseignent les décisionnaires à l’égard de la réduction du nombre des embryons, en cas de grossesse multiple (cf. ci-après § 14, note 12). C’est aussi ce qui ressort du Min’hat Yits’haq, Liqouté Techouvot 138, qui est indulgent dans le cas où la poursuite de la grossesse est de nature à entraîner la cécité, car les sages assimilent le risque de cécité au risque pour la vie (‘Avoda Zara 28b).

Face à cela, les décisionnaires indulgents estiment que le fœtus ne saurait être considéré comme un être vivant : c’est d’ailleurs pour cela, comme le dit la Michna, qu’il n’hérite pas, n’est pas susceptible d’impureté, et que celui qui le tue est quitte de la peine capitale (Michna Nida 44a). La Michna (Ohalot 7, 6) nous apprend encore que, « lorsqu’une femme a des difficultés à enfanter, on brise le fœtus en ses entrailles, et on l’en fait sortir membre par membre, car la vie de la mère a priorité sur sa vie. Si la majorité de l’enfant est sortie, on n’y touche point, car on ne repousse pas une vie pour en préserver une autre. » Nous voyons par-là que, tant que l’enfant n’est pas né, il n’est pas considéré comme une personne. De même, nous voyons dans la Michna (‘Arakhin 7a) que, « lorsqu’une femme est condamnée à mort, on n’attend pas qu’elle accouche pour exécuter la peine. » La Guémara (ibid.) précise : « Rav Yehouda a dit au nom de Chemouel : “Quand une femme doit être exécutée, on la frappe d’abord au ventre pour que le fœtus meure le premier, afin qu’elle ne soit pas exposée à l’ignominie.” » Rachi explique : « Si le fœtus était viable, il risquerait de naître après la mort de sa mère, ce qui serait une ignominie. » La Michna (ibid.) enseigne que, si, en revanche, « la condamnée est déjà en train d’accoucher, on attend qu’elle donne naissance à l’enfant. » La Guémara explique : « Quelle en est la raison ? Dès lors que l’enfant est en train de sortir, il constitue un corps autonome. » Nous voyons donc que, même lorsque la femme parvient au terme de sa grossesse, et que l’on pourrait facilement sauver la vie du fœtus après l’exécution de la mère, nos maîtres autorisent à tuer préalablement le fœtus, pour un motif léger : ne pas faire honte à son cadavre. Le fœtus n’est donc pas du tout considéré comme un être vivant, et, même pour une nécessité qui n’est pas très grande, les sages autorisent à prendre les devants, et à le tuer directement.

En pratique, nous trouvons des A’haronim qui autorisent à avorter, même dans certains cas autres que ceux où la vie de la mère est mise en danger. Autrefois, le débat essentiel portait sur le fœtus dont on savait qu’il était mamzer [enfant adultérin]. L’auteur des responsa ‘Havot Yaïr (31) hésite sur cette question : d’un côté, il écrit qu’il y aurait lieu de permettre d’avorter en ce cas, en fondant ses dires  sur Tossephot, Nida 44a ; de l’autre, peut-être l’interdit de l’avortement est-il fondé sur celui de la destruction de semence, et faudrait-il interdire l’avortement afin de sanctionner ceux qui pèchent en détruisant leur semence, et dresser devant eux une haie protectrice. Les responsa Rav Pe’alim, Even Ha’ézer I 4 rapportent cette question : est-il permis d’avorter d’un fœtus mamzer au cinquième mois ? L’auteur n’a pas souhaité trancher, mais a adressé au correspondant qui l’interrogeait un résumé des réponses apportées par différents décisionnaires à cet égard ; d’après la forme de ses paroles, on peut entendre que l’auteur incline à l’autoriser ; il ajoute que, selon le ‘Havot Yaïr, quand il n’y a pas à cela de grande nécessité, la chose est interdite a priori. Selon le Maharit 1, 97, l’avortement est interdit au titre de la blessure, et donc permise en cas de nécessité. D’après cela : « dans le cas où un défaut frapperait la famille, et où la honte et la profanation du nom divin seraient causés par le maintien en vie du fœtus, on considère qu’il y a grande nécessité », et l’avortement est autorisé. Le Yaavets, dans ses responsa (I 43), autorise à avorter d’un mamzer, car, fondamentalement, la mère qui a eu des relations adultères est, elle-même, passible de mort. L’auteur autorise également l’avortement quand celui-ci est nécessaire à la guérison de la mère, même quand l’état de celle-ci n’est pas dangereux.

Tout cela, ces décisionnaires le déclarent au sujet d’un fœtus mamzer, en parfaite santé, capable de grandir et de devenir un disciple des sages (talmid ‘hakham) ; or le disciple des sages est considéré comme supérieur au grand-prêtre lui-même, lorsque ce dernier est ignorant (Horayot 13a) – simplement, un tel homme ne pourra pas épouser une Israélite née d’une union licite. A fortiori est-ce vrai lorsqu’il s’agit d’un fœtus dont la vie, s’il naissait, serait accablée d’épreuves, ou qui souffrirait de diverses maladies, et ne pourrait assurer sa subsistance. Dans le même sens, les responsa Torat ‘Hessed de Lublin, Even Ha’ezer 42, rapportent qu’il y a controverse quant au fait de savoir si l’interdit d’avorter est toranique ou rabbinique ; même s’il était toranique, estime-t-il, il resterait permis d’avorter pour répondre à une nécessité, ou pour assurer la guérison de la mère, même s’il n’y a pas de danger pour sa vie. C’est aussi l’avis des responsa Michpeté Ouziel IV, ‘Hochen Michpat 46, s’agissant d’une femme qui, selon les médecins, deviendrait sourde si sa grossesse se poursuivait ; il s’agit en effet d’un cas de grande nécessité, et d’une flétrissure plus grande que celle dont souffrirait la femme sur le point d’être exécutée (‘Arakhin 7a, comme nous l’avons vu ci-dessus). Le Sridé Ech, ‘Hochen Michpat 162, tend, lui aussi, à l’indulgence, se fondant sur la majorité des décisionnaires, pour lesquels le fœtus n’est pas considéré comme une personne.

Certains auteurs estiment que tout l’interdit pesant sur l’avortement est de rang rabbinique, comme l’expliquent le Torat ‘Hessed de Lublin, Even Ha’ezer 42, commentant Tossephot (Nida 44b), le Ran et le Raavad. C’est aussi ce que le Tsits Eliézer VIII 36 tire de la position de plusieurs A’haronim. À ce qu’il semble, ces auteurs estiment que le principe « il n’est rien qui soit à la fois interdit à un non-Juif et permis à un Juif » se maintient, même lorsque tel interdit fait aux non-Juifs est de rang toranique, tandis que ce même interdit, quand il s’applique aux Juifs, est de rang rabbinique. Quoi qu’il en soit, si l’interdit d’avorter est, à l’égard des Juifs, rabbinique, il est évident que, pour répondre à un grand besoin, il est permis de le lever.

À notre humble avis, il faut dire que, tant pour les Noachides que pour les Juifs, mettre fin à la vie d’un fœtus est interdit au titre de la blessure, ou de la destruction, et non au titre du meurtre. Et bien que cet interdit soit déduit d’un verset traitant du meurtre – comme il est dit : « Celui qui verse le sang de l’homme en l’homme » (Gn 9, 6) [suivant la lecture midrachique] –, l’intention est ici de dire qu’il s’agit d’une haie protectrice contre le meurtre ; mais en soi, c’est au titre de la blessure que la chose est interdite.

Nous avons en effet le principe suivant : toute chose qui est interdite aux Noachides, et dont l’interdiction n’a pas été formulée de nouveau à l’égard d’Israël après le don de la Torah, est interdite à Israël seul [en effet, après le don de la Torah, tous les interdits, applicables à tous les peuples, sont redéfinis] ; car il n’est pas vraisemblable qu’un interdit s’applique aux Noachides sans s’appliquer à Israël. Ce n’est que dans le cas où l’interdit est mentionné à l’égard des Noachides, et est répété à l’égard des Israélites après le don de la Torah, qu’il se maintient également pour les Noachides (Sanhédrin 59a). Il ressort de cela que, si c’était au titre du meurtre qu’il avait été interdit aux Noachides d’avorter, il eût fallu le répéter après le don de la Torah. Et si, après le don de la Torah, nous ne voyons pas mentionné cet interdit au titre de celui du meurtre, mais au titre de la blessure et de la destruction (cf. ci-dessus, note 2), alors de deux choses l’une : ou bien l’interdit d’avorter découle de l’interdit du meurtre, fait aux Noachides, et il n’a plus cours qu’auprès d’Israël, ou bien cet interdit, à l’égard des Noachides, découle de celui de la blessure, et, puisque ce dernier interdit est répété après le don de la Torah, il s’applique à Israël comme aux Noachides.

Il ne se peut pas non plus que, pour les Noachides, l’avortement soit interdit au titre du meurtre, et que cet interdit soit répété pour les Israélites au titre de la blessure, car meurtre et blessure sont deux interdits totalement différents. En effet, le meurtre n’a lieu d’être permis en aucun cas, tandis que la blessure est permise pour répondre à un grand besoin. Le fait qu’il y ait une différence de sanction ne nous apprend rien, car les Noachides sont, même pour le vol ou la consommation du membre d’un animal vivant, passibles de mort, tandis que les Juifs sont quittes d’une telle peine, bien que l’interdit soit, en son fondement, égal pour les uns et les autres.

Les responsa Tsits Eliézer (VII 48, VIII 36, IX 51, 3, XIV 100-101) expliquent longuement le sujet, et concluent, se fondant sur de nombreux principes, qu’il est permis de recourir à l’avortement en cas de grande nécessité (tsorekh gadol). C’est aussi l’opinion de notre maître, le Rav Chaoul Israeli – que la mémoire du juste soit bénie –, en ‘Amoud Hayemani 32. Dans un cas qui lui était soumis, où le risque de trisomie était de 25%, le Rav Israeli s’est abstenu d’autoriser explicitement l’intervention. Mais le Rav Tsvi Yehouda Kook – que la mémoire du juste soit bénie –, qui avait entendu l’inquiétude et la grande douleur des époux dont il s’agissait, déclara qu’en pratique on pouvait autoriser l’interruption, en se fondant sur la réponse écrite du Rav Israeli. Notre maître, le Rav Avraham Shapira – que la mémoire du juste soit bénie – inclinait aussi en ce sens (au début, il nous dit de rendre publique, dans le cadre de notre émission radiophonique, Pniné Halakha, son opinion : lorsque le fœtus souffre de trisomie 21, le couple est autorisé à s’adresser à un rabbin indulgent. Par la suite, il nous a été rapporté que lui-même donnait, quand il était interrogé pour un tel cas, l’autorisation d’interrompre la grossesse).

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